CE PAYS, LE CHILI, EST UN CONTE …

 

Rencontre avec José Maria Bulnes à Santiago : le 27 janvier 2000.

 

 

Le 11 mars prochain, pour la première fois depuis qu’un 11 septembre 1973 Salvador Allende y trouva la mort, le palais de la Moneda à Santiago du Chili abritera un président socialiste : Ricardo Lagos. Et là aussi s’arrêtera le parallèle, car l’Amérique du Sud pas plus que le Chili n’ont le visage de 1973. Partout des mouvements sociaux, culturels et politiques modernes, insoupçonnables il y a encore dix ans, envahissent l’espace démocratique, questionnant les forces de gauche, leur héritage, leurs valeurs, redessinant leurs stratégies, bousculant leurs conceptions de la politique, voire, du monde : mouvements indiens, mouvements des sans terre, des sans logis, mouvements écologistes...

Au Chili, après l’énorme espoir soulevé par le départ de Pinochet lors du plébiscite de 1988, le désenchantement a suivi. Pendant douze ans, la Concertation, cette alliance sans âme de la social démocratie et des démocrates chrétiens a conduit, dans une froide et monétaire indifférence, l’entrée de la société dans l’ère « globalisée », pour parvenir, en fin de parcours et dans la lassitude populaire, à faire élire « l’énigmatique Lagos ».

José Maria Bulnes est une des personnalités marquantes de la gauche chilienne et latino américaine. « (in)dépendant des partis » comme il aime à en rire, professeur à l’Université de Philosophie de Porto Rico dans les années soixante, rappelé au Chili par l’Unité populaire pour diriger l’Université catholique de Santiago, exilé au Méxique où il enseigne à l’UNAM et fonde l’édition espagnole du Monde Diplomatique, il rentre au Chili avec la fin de la dictature.

 Le mouvement indien qui monte au Chili comme partout en Amérique latine avec une vigueur inattendue vient révéler les failles profondes de la société chilienne que la vieille gauche ne veut pas voir, que la Concertation occulte. « Cette société, le Chili, n’est qu’un conte, et ce conte n’est pas le Chili » dit il. « Un million et demi d’Indiens Mapuches qui se déclarent comme tels, cela veut dire que cette société n’est pas unie. » Ce qu’ils réclament, après des siècles de négation ? Leurs terres, leur reconnaissance. Avec un groupe d’amis juristes « insubornables » ils décident d’agir : « Notre idée était qu’entre la résistance armée et la soumission, - alternative terrible -, il y a une chose à tenter : la lutte juridique. » D’autant que les Mapuches rencontrent l’appui d’une grande partie de l’opinion chilienne, frustrée, désenchantée de douze ans de Concertation.

 

 

 José Maria Bulnes : «  D’un coté il y a ce sentiment d’amertume, et de l’autre un enthousiasme qui fait dire : « Je suis avec eux ». C’est aussi ce qui se passe au Mexique où tout le pays s’est solidarisé avec le Chiapas.  Cela veut il dire que les Mexicains, en général, sont pro-indigènes ?  Non, mais, vient le Chiapas qui réveille l’orgueil, et alors, allez, on est avec eux.

 

 

G. de Staal : Certes, mais au-delà de cet engouement pour l’allant des Indiens... Est-ce que cette empathie, chez beaucoup de gens ici, à gauche, pour le mouvement indien, n’exprime pas un peu une espèce de désarroi et un désir un peu magique, un peu substitutif, que les Indiens pourraient être les sauveurs, les rédempteurs d’une utopie perdue à gauche ?

 

Bulnès : Il y a peut être de cela. Je pense à Sergio Mendez Arceo, évêque de Cuernavaca, un de ceux qu’on a appelé« évêque rouge », bref, un évêque éminemment scandaleux. Peu de temps avant sa mort, je l’avais invité à faire une conférence à l’université, et il dit une chose qui m’a fortement impressionné : « Nous sommes près d’entrer dans un nouveau siècle, et pour ce siècle, la grande cause d’Amérique latine qui pourra permettre à chaque pays que ce qu’il est ne repose plus sur un mensonge, qui pourra unir l’Amérique, la grande cause pour la gauche latino américaine, c’est la cause indigène. » Voilà ce qu’il a vu. Après qu’il eut dit cela, il y eut le Chiapas, puis la lutte au Guatémala, puis ce qui se passe en Equateur qui est très important... Quelque chose qui monte dans le monde. En même temps que le développement économique et industriel se globalise en formant de grands ensembles, on voit, contradictoirement, surgir et se développer les autonomies locales : C’est ce que les Mapuches peuvent nommer, non pas la recherche de l’indépendance mais l’exigence de gouvernements locaux, d’une grande autonomie, de terres, et tout ce que cela suppose. En même temps que l’Amérique latine se réduit à un marché unique, - les USA y voient un champ d’investissement et un réservoir de main d’oeuvre bon marché -, et que se rompent les frontières traditionnelles, on voit naître des identités locales. Il y a alors, dans le projet Mapuche, le rêve d’une nouvelle société.  Pas une nostalgie, mais un rêve d’avenir.

 

G.S. : Mais je me demande quand même si cela ne traduit pas la difficulté de cette gauche à s’émanciper elle même des valeurs intériorisées de la morale catholique, castillane, colonisatrice, comme de toute une tradition bolivarienne, que les valeurs du monde indigène qui se manifeste aujourd’hui dans toute l’Amérique latine viennent bousculer...

 

Bulnès : C’est vrai ! Mais pour s’en émanciper, il reste encore beaucoup à faire ! Et il y a aussi que, durant de longues années, les modèles européens de théorie de la société ont servi de référence.  Le marxisme chilien courant, par exemple, était un marxisme de manuels. Cette vision héritée des sociétés industrielles européennes de la moitié du siècle passé, appliquées à la réalité contemporaine de l’Amérique latine ça se désamorce par tous les bouts. Les choses ne sont pas comme ça ! les partis politiques aussi suivaient les mêmes patrons européens. « La unidad popular », c’est la traduction du français : Unité populaire. Le terme de démocratie chrétienne, c’est pareil, avec Jacques Maritain, et la démocratie chrétienne italienne... Et toute cette chose très artificielle, particulièrement à gauche, s’est reproduite comme un catéchisme, jusque pendant la dictature.

C’est aussi pourquoi je dis que l’histoire chilienne n’est pas écrite. Celle qui est écrite l’est avec un sujet totalement inventé. Celui des vers de Alonso de Ercilla y Zuñega dans « El Araucana » : « Chili, fertile province signalée dans la région antarctique fameuse, lointaine nation respectée pour être forte, princière et puissante ». Ce Monsieur Chili là, on ne le rencontre pas dans la rue. Quel Chili ? Je crois que cette question se pose dans toute l’Amérique latine avec une force nouvelle. Dans la première partie du siècle déjà, il y eut une tentative de réinterprètation de la réalité. Au Brésil, cette pensée antipositiviste rêvée par Euclides da Cunha dans « Les Sertoes » que Vargas Llosa a reprise dans « La guerre de la fin du monde », tout ce mouvement messianique fantastique. La poésie et la littérature révèlent tout un questionnement de l’identité de nos propres pays, de façon aussi admirable et folle que Euclides da Cunha. Cela qui revient aujourd’hui. Le travail d’un Juan Radrigan touche à quelque chose qui n’est plus simplement « Le chant général » de Néruda, qui était une version, de gauche certes, mais officielle. Déjà, il s’agit d’autre chose, quelque chose de barbare.

 

G.S. : Alors, le Nouveau monde, l’Ancien monde ?

 

Bulnes : En Europe, l’occupation du sol forme une continuité.  En Amérique, ni territorialement, ni historiquement, elle ne forme un continuum. Au lieu d’un procès continuel, on a un « voisinage ».  Des choses qui se tiennent mais qui sont l’une à coté de l’autre, distinctes. Un minimarket, avec toute la modernité que cela suppose, et à coté, un enclos de chèvre. Il n’y a pas continuité, mais contiguïté. C’est partout comme ça. Si on regarde le monde Maya, par exemple, tout à coup, une ville a été abandonnée et une autre est apparue, à coté, mais il n’y a pas de continuité dans l’occupation du sol. Nous ne savons pas comment fonctionnait cette ville.  Alors on met un nom à la chose, on l’appelle le « couvent des moines », mais il n’y avait ni couvent ni moines. L’observateur a mis un nom occidental, avec une logique, alors que tout cela est très mystérieux. Santiago a une apparence qui peut faire penser à une ville européenne, mais si il entre dans la ville, l’Européen ne comprend rien. C’est une autre monde. Et ça ressemble a toute ville Latino américaine, tu te promènes et tu ne sais plus dans quel pays tu es. Ca pourrait être à Puebla, ou dans tel quartier de Mexico, a Guadalajara, ou une ville du Brésil...  Je crois qu’alors, la sociologie, avec tous ses manuels et sa prétention scientifique, se retrouve désarmée. Il faut parier sur la chose qui nous fait dire : cela est vrai ! Mais ça peut aussi être cette autre chose ! Donner notre appui à ce qu’on ne voit pas mais dont la fulgurance fait resplendir une vérité.

Il y a là, un monde blessé, très blessé, parce qu’il s’est formé de trois contributions : celle des peuples indigènes qui étaient dans ce monde et qui se virent abolis, ce qui laisse une charge de douleur et de nostalgie très grande ; celle de l’européen qui est venu, pour faire que l’Amérique revienne à l’Europe, et qui n’est jamais revenu, l’émigrant est toujours un peu comme un traître qui porte une douleur ; et le nègre, qui a été arraché à sa terre, qui est entré dans ce monde comme esclave... Les trois sont blessés, d’une blessure qui ne se referme pas.

 

Mais s’il est vrai que cette Amérique latine porte toujours des dictatures et des coups d’État, je voudrais dire ceci à l’Européen : vous autres, vous vous entretuez sans compassion, d’une manière effroyable par millions, vous êtes des pyramides de cadavres, des batailles avec deux millions de morts, Verdun, Stalingrad.  Mais qu’avez vous ? Ici en Amériques, cela n’est jamais n’est arrivé, jamais ! Vous êtes un autre monde.

                                Propos recueillis à Santiago par Gilles de Staal