MANHATTAN    TRANSFERT

 

par Gilles de Staal

Cet article a été publié dans la Revue d’Etudes Palestiniennes No 83 de fevrier 2002, à propos de l’attaque contre les USA du 11 septembre 2001, et de sa signification politique.

 

 

Au-delà des jugements et des prises de positions, divers et divergents, il est au moins deux aspects sur lesquels les nombreux commentaires des évènements du 11 septembre et de la guerre en Afghanistan  semblent s’accorder.  Le premier a trait à leur signification : les USA et, à travers eux, le monde occidental seraient l’objet d’une menace globale lancée par le mouvement d’intégrisme fondamentaliste musulman et mis à exécution par le réseau d’organisations terroristes d’Ossama Ben Laden. Le second a trait à leurs conséquences : le conflit qui s’en suit aboutirait à renforcer, achever, consacrer la suprématie absolue des Etats Unis sur le monde, les laissant désormais seuls à pouvoir décider de la pluie et du beau temps en quelque coin de la planète. Or, ce sont ces deux postulats, prémisses à la plupart des analyses, qui me paraissent les moins bien établis par les faits tels que nous pouvons les connaître.

 

 

A vrai dire, au vu de ce qui a été rendu public, et à moins de prendre comme argent comptant, sans le plus élémentaire examen, les affirmations du Département d’Etat, personne n’est en mesure de dire à coup sûr qui a organisé et dirigé les opérations du 11 septembre. Les premières hypothèses, pragmatiques, s’appuient nécessairement sur l’enquête policière. Or, rarement enquête n’a apporté aussi peu d’informations que celle ci, ni ne s’est trouvée aussi vite en panne, faute d’indices nouveaux. Ainsi, la seule information tangible quant aux organisateurs et exécutants de l’opération tient -elle dans un mouchoir de poche. On connaît les identités que les membres des commandos ont utilisées pour agir, rien de plus. Comme il n’est pas dans les habitudes courantes de terroristes internationaux de s’engager dans des actions de ce calibre sous leur nom d’état civil, ni de régler leur pension avec leur carte de crédit familiale, cela ne nous donne guère de certitudes sur l’identité véritable des membres de ces commandos. Nous n’en savons pas beaucoup plus, du coup, sur leurs contacts extérieurs, leurs agents de liaison, ni, bien sûr, le puissant réseau de renseignement et de logistique qui les entourait, sans lesquels une telle action ne pouvait s’assurer du succès et aurait été tout bonnement inconcevable.

Cela nous donne néanmoins une indication, qu’il eût peut-être été intéressant d’approfondir, concernant le modus opérandi de l’organisation responsable de cette attaque. Plutôt que fabriquer de toutes pièces vierges, de fausses identités pour les exécutants de l’action, elle aurait usurpé des identités existantes, en les laissant savamment en évidence, comme pour orienter les recherches vers une piste ainsi induite. Ce ne serait pas là une innovation surprenante dans les méthodes d’organisations clandestines menant des actions spectaculaires de déstabilisation et de stratégie de tension, c’est au contraire quelque chose d’assez banal. Car, comment croire qu’un réseau de cette importance, qui a su dissimuler durant de longs mois, voire des années, un intense travail de renseignement, qui a su faire disparaître la moindre trace de son activité et de son infrastructure dès le coup accompli, a pu laisser des indices aussi grossier, si ce n’est intentionnellement… des indices soigneusement circonscrits au groupe des exécutants dont par ailleurs nul n’a  pu retrouver et encore moins identifier les corps !

Brodant néanmoins sur ces maigres indices, il y a bien sûr une enquête, et même une enquête mondiale ! Ce qu’elle met en évidence, c’est l’existence dans divers pays d’Europe ayant des liens avec le monde musulman, tout comme dans certains pays d’Asie et de l’Océan indien, et même aux USA, d’une myriade d’officines, groupes et associations légales, semi-légales ou carrément clandestines, formant vivier au recrutement de militants fondamentalistes et de combattants éventuels pour des mouvements de ce courant, agissant dans diverses guerres civiles et ayant en commun, à des degrés divers, des rapports avec des camps d’entraînement d’El Qaeda. Rien de tout cela qui ne soit déjà connu de longue date. C’est évidemment dans ces relations mouvantes et souvent informelles, que l’on retrouve certains des personnages dont l’identité a servi aux auteurs de l’opération de Manhatan et de Washington. Mais en même temps, ces enquêtes internationales mettent en évidence la grande vulnérabilité de ces réseaux, leur mauvaise structuration, leur cloisonnement très poreux, la faible rigueur de leur recrutement… De plus, l’aisance avec laquelle ils sont identifiés par les enquêtes policières autorise à penser qu’ils peuvent être tout aussi aisément infiltrables et manipulables… Rien en tous cas qui en fasse des organisations à la mesure de l’action accomplie. Il serait impossible, dans un tel article, de reprendre, point par point, l’avalanche d’indices, preuves, et « révélations » de l’enquête du FBI et de la CIA prétendant reconstituer l’itinéraire du « réseau El Atta » et remontant jusque vers les milieux de El Qaeda, néanmoins rien ne fait des personnages prétendument ainsi rassemblés, un groupe de candidats bien crédibles pour monter une telle opération, sauf à croire qu’elle a pu être organisée de bout en bout dans la plus imparfaite improvisation et en donnant au facteur « coup de chance » le coefficient maximum pour en espérer le succès.

On se trouve donc devant un bien étrange hiatus : d’un côté, l’action conspirative sans doute la plus audacieuse de l’histoire de la guerre secrète, et de l’autre, des auteurs désignés qui ressemblent plus à des Pieds Nickelés du fondamentalisme qu’à des as des opérations spéciales. (1)

 

Le hiatus devient abîme, quand on considère les conséquences politiques qui en sont tirées et prétendent justifier la guerre en Afghanistan. La portée du 11 septembre, tout le monde l’a immédiatement saisi, c’est d’avoir, comme le souligne Ignacio Ramonet, « matériellement, symboliquement et médiatiquement », avec une parfaite sûreté de geste et une économie de moyen approchant l’épure, détruit le principe de l’invulnérabilité américaine et, du même coup, remis en question la suprématie sans partage des USA sur les affaires du globe, établie depuis dix ans à l’issue de la guerre du Golfe. En géostratégie c’est un coup de maître. Or c’est dans les rapports de force géopolitiques entre puissances qu’il se joue ; il augure d’une époque de luttes et d’instabilité entre puissances, pour l’établissement d’un nouvel équilibre des forces internationales. Seule une puissance ou un groupe de puissances, constituées ou émergeantes, peuvent espérer en tirer parti. Ossama Ben Laden, aussi huilée que soit son organisation combattante, n’est rien dans les rapports de forces entre puissances. Comment un homme aussi avisé et familier des sphères du pouvoir aurait-il ignoré qu’intervenir ainsi et tête découverte dans ces équilibres, ne pouvait le conduire qu’à son anéantissement, unanime ? … Sauf à croire que l’auteur du coup de maître n’était qu’une tête de linotte.

On était parti dans l’angoissante annonce d’une nouvelle période de guerres et de confrontations mondiales aux contours (comme toujours) encore énigmatiques et terrifiants ; voilà qu’on se retrouve dans une palpitante BD de Blake et Mortimer, où le monde civilisé est engagé dans une guerre universelle contre un millionnaire barbu et mégalomane retranché dans les cavernes d’Afghanistan ! Ce n’est pourtant pas le moindre paradoxe des évènements qui s’enchaînent depuis le 11 septembre, que de voir les personnalités les plus respectables et les cerveaux les plus doctes opiner le plus sérieusement du monde que le destin des nations et le devenir des peuples s’accomplissent comme dans les histoires illustrées pour enfants…

Il est par contre certain que, quelle que soit sa vraisemblance, la désignation d’un ennemi aussi vague que « le terrorisme », décliné aujourd’hui comme « terrorisme islamiste » et demain, éventuellement, comme « terrorisme arabe », permet tout d’abord de maîtriser une opinion publique pour le moins inquiète, et surtout de faire diversion quant à la menace pesant sur la suprématie américaine. Elle laisse aux USA les mains libres, au moment où ils sont atteints par une attaque à laquelle il n’y a pas de réponse immédiate praticable. L’adversaire étant indéfinissable, cela permet en outre de renouveler en permanence l’état de guerre, de ne pas laisser le jeu se refermer. A un coup d’échec, Bush répond par un coup de poker. (2)

 

 

Ce qui a été atteint le 11 septembre, dit-on souvent, c’est le mythe de la suprématie américaine. Or cette suprématie n’a rien d’un mythe qui, par définition, se réfère à un état de choses intemporel. Cette suprématie n’avait que dix ans d’age. Elle était le produit de la victoire américaine dans la guerre du Golfe. En quoi consistait-elle ? Tout d’abord, elle avait permis aux Américains de faire disparaître la seule puissance réellement rivale existante : l’URSS. Non seulement comme rivale politique ou militaire, mais encore comme puissance matérielle, géographique, économique, technologique, quel que soit le régime politico social y prévalant. Démantèlement géographique, perte de ses accès maritimes, faillite financière, effondrement et asphyxie économico-industrielle, privation de ses alliances extérieures, etc. Alors que tous les systèmes d’alliances militaires et de coopération économique américains étaient renforcés, la puissance géopolitique russe se voyait ramenée aux temps de Pierre Le Grand : sa façade occidentale transformée en réservoir pour l’expansion européenne, son flanc méridional et caucasien soumis aux visées turques et l’Asie Centrale aux guerres mongoles ! De plus, à l’ouest, la disparition brutale du contrepoids russo-soviétique plaçait, dès le départ, l’édification politique de l’Europe sous l’arbitrage américain qui s’exerçait sans discussion possible dans la fixation du sort de la Yougoslavie à Dayton puis au Kosovo, ou encore dans la réorganisation de l’OTAN. Au sud, la Turquie devenait la principale plate forme des intérêts américains au Caucase et en Asie Mineure, neutralisant toute autre influence. En Asie Centrale, la chute du régime Najibullah en 1992, puis l’installation des talibans à Kaboul faisait des Américains, par une puissante chaîne de sujétion allant du Pakistan aux dynasties du Golfe, les maîtres de toutes les évolutions possibles, tant vers l’Asie que vers l’Océan Indien. Les puissances émergeantes, Iran et Inde, se voyaient durablement circonscrites et ravalées au rang de pestiféré ou de quémandeur. La Chine, seule puissance à être sortie relativement indemne de cette remise en ordre générale, voyait son expansion solidement encadrée géographiquement et, du coup, orientée vers l’exclusif partenariat américain. Enfin, last but not least, les USA devenaient les seuls parrains de la situation au Proche Orient. Après avoir réglé la question libanaise, ils pouvaient contraindre Israël, Etats arabes et Palestiniens à accepter un processus de résolution du conflit en plaçant TOUS les belligérants sous une seule et même tutelle, la leur, à l’exclusion de tout autre protecteur.

Cette hégémonie, certes convoitée par les USA depuis 1945, n’a pu être établie qu’après et grâce à la guerre du Golfe. Elle a été consacrée par une absolue suprématie militaire permettant aux USA d’être les seuls à pouvoir autoriser la formation d’alliances dans le monde, et de contraindre leurs partenaires à se ranger sous leur bannière en toute circonstance, en usant du privilège de leur invulnérabilité nationale. Elle a offert à leur économie une domination sur l’ensemble des échanges mondiaux en leur donnant le pouvoir politique d’en établir ou modifier les règles en fonction de leurs seules convenances.

 

Comment alors, trois coups de Boeings ont-ils pu suffire à ébranler une telle suprématie ? Au moment du 11 septembre, et comme il est logique que cela arrive dans une situation mondiale par définition mouvante, plusieurs évolutions nouvelles avaient suffisamment mûri, de façons contradictoires, pour requérir des réaménagements et des réinvestissements de la politique américaine afin de garder la main sur les enjeux des conflits internationaux. On peut sans souci de hiérarchisation ni d’exhaustivité, citer entre autres : les besoins d’expansion chinoise dans le commerce mondial ; la montée des réticences européennes à maintenir le rythme des déréglementations économiques ; le besoin pour l’Iran, poursuivant la modernisation de sa société, de desserrer l’ostracisme qui le confinait ; la réapparition en Russie d’un pouvoir visant à rétablir sa souveraineté nationale, voire à retrouver ses anciennes frontières ou, pour le moins, une aire d’influence respectée ; la tentation israélienne de s’opposer aux dernières phases de compromis sur la question palestinienne, que le cadrage américain du processus leur imposait ; l’urgence pour le peuple palestinien de trouver quelques satisfaction probante dans l’interminable et frustrant « processus de paix » sous égide américaine ; etc. Tout cela, dans un contexte de récession naissante aux USA, affaiblissant momentanément leurs capacités d’initiatives et d’investissements extérieurs.

Aucun de ces facteurs n’aurait suffit à mettre en danger l’équilibre général, et chacun, dans sa sphère et avec son temps propre, pouvait donner lieu à des réaménagements préservant à chaque fois la prééminence des intérêts américains. Ce que l’opération du 11 septembre a accompli, c’est de ramasser d’un seul coup le temps et l’espace de toutes les contradictions en œuvre dans un précipité chimique hautement instable. En frappant les USA par une attaque à la fois massive et non identifiable mettant fin à leur invulnérabilité nationale, elle mettait en évidence leur impuissance à contrôler en même temps tout ce qui pouvait remettre en cause leur suprématie.

Les acteurs principaux des différents grands enjeux internationaux ont pu, du fait du 11 septembre, se sentir immédiatement déliés des sujétions acceptées jusque là, dès lors que, dans chaque crise potentielle, la question de la suprématie américaine s’est trouvée mise en rapport avec celle de la sécurité nationale américaine. Le 11 septembre a, pour la première fois dans l’histoire moderne, placé la notion de la sécurité nationale américaine en balance avec celle de la suprématie. Et tout le monde sait, les Américains comme les autres, qu’il n’est pas de suprématie sans sécurité. C’est en cela qu’on peut parler véritablement d’un coup de maître ouvrant la voie à l’effritement possible de la suprématie américaine. (3)

 

Il est évidemment trop tôt pour pouvoir dessiner les conséquences internationales de la crise qui s’est ouverte et qui est encore loin de se refermer, mais on ne voit pour le moment rien qui permettent d’en conclure à un renforcement de l’hégémonie américaine, bien au contraire. Dans toutes les initiatives qu’ils se sont vus forcés de prendre depuis quatre mois, on sent plutôt l’évolution des situations leur filer entre les mains.

La cible, tout d’abord. Il en fallait bien une, mais il est notable que, cette fois ci, le choix ne s’est porté, prudemment, sur aucun des protégés d’aucune puissance potentiellement rivale, au contraire. Les Américains pouvaient, par cette salutaire cautèle, espérer désamorcer spectaculairement et sans qu’il leur en coûte trop, le piège pakistano_afgan qu’ils avaient eux même armé pour circonvenir l’Iran, la Russie, et l’Inde ; l’affaire resterait domestique, entre USA, Pakistan, talibans et Ben Laden. Malgré ces précautions, ce n’est pourtant qu’au prix d’une très coûteuse dégradation et inversion des rapports de forces et des influences dans cette région stratégique que se solde ce qui ne devait être qu’une opération de ménage intérieur. A l’issue de la guerre, ce sont les forces alliées aux Iraniens, aux Russes et aux Indiens qui ont conquis l’essentiel du pouvoir en Afghanistan et l’ont fait légitimer internationalement, tandis que leurs protecteurs voient des perspectives inespérées se réouvrir pour eux dans toute la région. Quant à la victoire américaine, elle se traduit d’abord par un isolement régional de leur allié pakistanais, ensuite par de sérieuses difficultés pour les dynasties pétrolières du Golfe contraintes de refroidir significativement leur traditionnelle symbiose avec les USA, (d’autant que l’entrée en scène autonome de la Russie, agissant sur tous les leviers, leur interdit d’user de la crise pour faire monter les cours du brut…), bref, par une neutralisation de l’arc d’alliances et d’interdépendances que les USA avaient établies et qui leur permettaient de contrôler la façade ouvrant sur l’Océan Indien et l’Asie continentale. Sur le terrain où s’est déroulé la guerre en tous cas, ce n’est donc pas à un renforcement de l’hégémonie américaine qu’on assiste, mais bien plutôt à une réapparition en force des puissances que les USA étaient parvenus à tenir à l’écart depuis dix ans. Belle réussite !

La coalition, ensuite. Loin de pouvoir rassembler sous leur seul commandement et autour de leurs seuls objectifs l’essentiel des puissances amies, comme ils avaient pu le faire dans le Golfe ou au Kosovo, les USA ont du constater qu’ils étaient plutôt seuls. Passées les condoléances, ils n’ont pas mis longtemps à comprendre qu’à part l’Angleterre, aucune puissance n’était cette fois disposée à combattre pour leur compte et que, si tout le monde était d’accord, - la belle affaire ! -,pour une « coalition contre le terrorisme », chacun veillerait à définir ce dernier selon ses propres convenances, sans trop s’en laisser conter par les exigences américaines. Aussi n’est ce pas du tout à une démonstration de la suprématie américaine que fait penser « l’unilatéralisme » de leur action militaire mais bien plutôt à leur impuissance à imposer autour d’eux une véritable alliance soumise à leurs objectifs. Où sont les troupes des soixante dix nations combattant sous leur commandement unique dans le Golfe ? Les GIs, cette fois, se sont retrouvés bien seuls… avec quelques fidèles Tommies. Quant à la coalition, elle forme surtout un cadre dans lequel tous les partenaires marchandent au coup par coup leur appui ou leur contribution à la guerre américaine. Ce à quoi on assiste depuis trois mois dans cette crise, c’est à une réemergence des intérêts propres à la plupart des puissances, et du souci de les faire reconnaître et respecter, comme condition de l’appui éventuel aux choix incertains de la stratégie américaine. Cela ne ressemble pas non plus à un renforcement de leur hégémonie, et il faudrait plutôt lire l’agressivité offensive de leur stratégie comme la manifestation d’une course éperdue et fébrile pour rétablir à temps cette suprématie ébranlée, avant que les affaires du monde ne leur glissent entre les doigts. Et, de ce point de vue, en trois ou quatre mois, les choses n’ont guère progressé ; l’affaiblissement des dynasties arabes, la réapparition de l’Iran sur la scène régionale, la grande difficulté de s’attaquer à l’Irak, le retour en force de la Russie comme puissance autonome, la réaffirmation des ambitions de l’Inde, le refus chinois, -suivi par le sommet de l’APEC -, de soutenir l’effort de guerre américain sans que cela fasse obstacle à l’entrée de la Chine dans l’OMC,  etc., sont autant de signes d’effritement des positions hégémoniques américaines conquises lors de la guerre du Golfe. Et il est peu probable que l’alignement, quoique plein de si et de mais, de l’Europe soit à mettre à l’actif d’une suprématie américaine retrouvée, mais plutôt qu’il est le produit de la couarde médiocrité politique des dirigeants européens quand souffle le vent de la crise internationale, comme s’ils avaient déjà peur des bombes que l’Amérique s’apprête à larguer sur la Somalie !

 

Ce sont évidemment les dirigeants qui ont le mieux et le plus vite compris cette nouvelle donne du 11 septembre, - que les Américains ne sont plus en mesure de dicter seuls leurs conditions à l’ordre des choses -, qui en ont tiré le meilleur parti. Ce fut, on l’a vu, le cas de la Russie, et tous les observateurs ont remarqué l’habileté de la stratégie russe dans cette affaire. Mais, paradoxalement, ce qui pourrait réjouir, - à savoir, l’affaiblissement de la suprématie américaine -, prend des couleurs inquiétantes et sombres quand on perçoit les conséquences qu’en ont tiré ceux qui ont le plus rapidement, sur l’heure dirait-on, compris la véritable portée de l’événement, c’est-à-dire les dirigeants israéliens.

Le lent « processus de paix » enclenché depuis dix ans, à travers les contacts d’Oslo, puis à Madrid, puis par la reconnaissance des territoires autonomes, de l’Autorité, enfin par la négociation finale sur un Etat palestinien, n’a pas été le fruit du seul mariage de l’Intifada et de la « philosophie généreuse » de la gauche sioniste. Il a été imposé par les Américains à l’ensemble de la classe politique israélienne comme condition de leur garantie à la sécurité d’Israël. Ce fût aussi une des conséquences, et pas la moindre, de la guerre du Golfe. Jamais la classe politique, tout partis confondus, ni l’opinion israéliennes, n’y auraient consenti sans la contrainte des Américains devenus les seuls protecteurs dans la région à la fois d’Israël, des Palestiniens, et de tous les Etats arabes. L’opération de Manhattan a donné au gouvernement Sharon le signal pour remettre en cause l’ensemble des conditions associées depuis dix ans au soutien américain, et tenter de revenir à la politique d’avant la reconnaissance du droit national palestinien et de l’OLP, leur politique d’avant la guerre du Golfe… alors que justement, la logique des processus engagés depuis cette date en retirant toute autonomie diplomatique aux Palestiniens, a placé ces derniers sous la seule garantie de la protection américaine ; que cette garantie s’effondre, et alors…Vae victis !

A la différence de 1991, ce ne sont plus les «patriots » qui protégent Israël des Scuds arabes, mais Manhattan et Washington qui sont bombardés. Les Israéliens sont en train de faire payer aux USA les concessions que la protection américaine leur avait arrachées. Et cette fois-ci ce sont les Américains qui se trouvent enchaînés à leur protégé qu’ils n’ont plus les moyens de lâcher, parce que précisément ils sont affaiblis partout ailleurs. Mais cette surenchère israélienne, qui risque d’entraîner les Américains à l’effondrement de leur autorité dans la région et vers une catastrophe à laquelle pourtant aucun intérêt ne peut les pousser, démontre, a contrario, combien cette suprématie américaine sur les crises en cours est devenue une coquille vide après le 11 septembre.

 Une telle politique n’est pas seulement catastrophique pour les Américains et Israël. Elle entraîne dans le désastre les peuples et les États de la région. Il appartient donc à tous ceux qui ont besoin d’en conjurer les conséquences, notamment les gouvernements européens, de sortir eux aussi d’urgence de cette coquille désormais creuse, de considérer que les Américains ont perdu le privilège d’être les seuls à pouvoir définir les conditions acceptables des malheurs du monde, et de comprendre qu’une fracture s’est ouverte dans la situation mondiale, où se disloquent et se remettent en jeu les postulats établis depuis 1991. Il convient alors surtout de se demander ce que cela permet. (4)

Gilles de Staal

le 11 décembre 2001

 

 

 

 

Notes:

(1)  Cette impression de Pieds Nickelés, bien incapables de concevoir et de diriger une opération de cette envergure, est évidemment renforcée quand on regarde les seuls  « présumés coupables » vivants que le FBI est capable de produire pour étayer sa thèse : le Français Zaccharias Moussaoui, sans parler du piteux Anglais Richard Reid. Ils ressemblent par trop au suspect que les nazis avaient produit pour l’incendie du Reichstag. Est-ce à dire que El Qaeda n’est qu’un fantasme américain ? Sûrement pas, mais tout ce que l’on en sait et que l’on en apprend nous montre certes une organisation combattante, apte au terrorisme, mais nullement un candidat crédible quant aux compétences, bien plus élevées, requises pour « emporter », en tous cas seul, un tel « contrat ».

(2)  Il existe une thèse qui, reprenant l’idée que seule une puissance et non une organisation terroriste pouvait tirer parti du 11 septembre et donc le concevoir, n’y voit pas de contradiction à l’attribuer quand même à El Qaeda, alors considéré comme une espèce d’organisation spéciale de cette puissance. Cette thèse voit, dans l’attentat, l’opération d’une oligarchie montante dans les royaumes et émirats arabes du Golfe, et visant à ébranler la tutelle américaine, pour remplacer ou circonvenir les familles régnantes en déclin, et s’établir pour compte propre comme puissance régionale en expansion sur la prometteuse zone de l’Océan Indien. C’est à peu près la thèse de Pierre Hassner, c’est aussi celle qu’on peut lire entre les lignes de « l’Humanité ». Elle a l’avantage d’une cohérence apparente par rapport à l’incohérence romanesque de celle du FBI. C’est en tous cas une hypothèse qu’on ne peut rejeter d’emblée. Elle souffre pourtant de deux faiblesses majeures. Tout d’abord, du point de vue des évènements eux mêmes. Si, dans ce cas, le 11 septembre devait marquer un changement de l’orientation stratégique des dynasties du Golfe et donc, pour le moins, un rééquilibrage dans ce sens des groupes dirigeants ces pays, c’est précisément à la faveur de la crise ouverte et en profitant des difficultés américaines que ces changements auraient dû se produire. Or, aucun événement politique notable ne s’est produit  dans aucun de ces pays depuis le 11 septembre. Il faudrait donc en conclure, en suivant cette thèse, que les milieux oligarchiques qui ont fomenté cette crise sont ceux là même qui sont au pouvoir, autrement dit, que Ben Laden travaille directement pour le compte des gouvernements d’Arabie Saoudite et des Emirats, et que ceux ci attendent et se préparent déjà à en tirer les dividendes… Dans ce cas, il serait peu probable que les Américains qui disposent d’innombrables oreilles dans ces Etats, ne sachent pas à quoi s’en tenir. Compte tenu de la menace terrible que ferait peser sur leurs intérêts vitaux, économiques et géostratégiques, la perte de ces dominions du Golfe et leur constitution en puissance hostile, les USA agiraient sans tarder et avec la plus grande brutalité pour y rétablir des gouvernements à leur service, en sachant d’avance qu’aucun des peuples concernés ne se lèveraient en défense des oligarchies déchues que les armées de ces pays directement dépendantes des commandements, communication, logistique, et moyens américains ne tireraient pas une cartouche, et que personne au monde n’y trouverait à redire. Or dans aucun Etat arabe du Golfe ne bruit la rumeur d’un coup d’état de la CIA. La seconde faiblesse de cette hypothèse tient à son contenu lui même. Ces oligarchies ne sont, précisément, que des oligarchies, pétrolières certes, mais cela n’en fait pas des puissances, même potentielles. Le capital compte pour être une puissance, mais il ne suffit nullement. Ni Andorre, ni Monaco, ni Malte ne sont des puissances. Il faudrait que les oligarchies représentent une nation, que la richesse du capital reflète le développement de toutes les ressources productives d’un peuple, la mise en valeur de son imagination, de son habileté, de son héritage culturel, ne son ingéniosité, traduits bien sûr par une industrie, une technologie, un art, une agriculture, un armement propres, etc.…Et il faudrait aussi l’adhésion volontaire du peuple aux buts de la puissance. En un mot, une oligarchie ne suffit pas à être une puissance, il faut au moins être une nation. Et une nation ne peut se constituer dans les seuls liens sociaux des sujétions féodales. Une nation adhère aux buts poursuivis par ses dirigeants, même si ce sont aussi ses exploiteurs, mais elle n’y obéit pas par pure obligation féodale. La singularité des dynasties du Golfe, c’est d’être des Etats oligarchiques et féodaux, mais sûrement pas des Etats nationaux, et le ciment religieux ne peut suffire à palier ce fait. Enfin, pour vouloir accéder au rang de puissance, encore faut-il qu’une classe dirigeante en éprouve le besoin. Rien dans l’existence, la reproduction, et les intérêts de ces oligarchies féodales n’est de nature à les pousser à se constituer en puissance internationale rivale. Rien dans leur stratégie de développement économique n’indique une telle tendance. Disposant des capitaux les plus importants de la planète, elles ne les ont jamais investis dans le développement de la puissance de leur pays, mais toujours dans des activités strictement financières à l’extérieur, et dans l’amélioration de leur luxe de caste à l’intérieur de leur pays. Usufruitières de l’activité économique mondiale et guichetières reconnues du pétrole qui la fait tourner, elles n’ont nul besoin de s’astreindre à l’effort et aux risques de s’imposer comme puissance pour assurer leur pérennité. La thèse ainsi s’éteint d’elle-même.

(3)  Il y eut un précédent historique où la question de la sécurité nationale américaine s’est trouvée mise en rapport avec celle de leur leadership, ce fut la crise des fusées de Cuba, en 1962. La différence est qu’alors, la sécurité américaine pouvait se considérer menacée, elle n’était pas atteinte. Il n’en reste pas moins que la crise des fusées, en même temps qu’elle fut le point de départ d’une politique de très grande agressivité internationale des USA (guerre au Viet Nam, coups d’Etats en série en Indonesie, en Amérique latine, course effrénée aux armements, abandon du Gold exchange standard, etc.), est aussi le point de départ d’une longue période de remise en cause de leur hégémonie sur le monde occidental : sortie de la France de l’Alliance militaire atlantique, rapprochement franco soviétique, montée en puissance des non alignés, poussée générale des luttes d’émancipation anti impérialiste, défaite au Vietnam, puis en Afrique australe, puis en Iran…  Il ne faut pas confondre le déploiement d’une politique agressive américaine avec l’exercice sans partage de l’hégémonie américaine sur l’ordre mondial.

(4)  Ce texte a été rédigé pour l’essentiel début décembre 2001. La poursuite des événements pourrait permettre d’en compléter certaines parties, mais, que ce soit l’avalanche des « preuves » et « découvertes » sur l’El Qaeda déversée quotidiennement par les multiples enquêtes, ou bien l’enchaînement des faits internationaux survenus depuis ( la stratégie catastrophique d’Israël et l’impuissance américaine à la contrôler, les fissures de la politique européenne victime de son inconsistant manque d’initiative, la poursuite du retour en force de la Russie sur la scène, la crise indo-pakistanaise, les accords de sécurité entre la Russie, la Chine et les pays d’Asie centrale, l’atonie politique des dynasties arabes, la décision chinoise de refus des OGM, ou…la paralysie des USA et du FMI devant les dangereuses conséquences de la crise argentine…), aucun élément majeur n’en vient contredire la teneur générale. (Notes additives : 20 janvier 2002)