POURQUOI IL EST URGENT D'ÊTRE INCONGRU ?

par Gilles de Staal

Cet article a été publié dans la revue Lignes, No 8 de mai 2002, à propos de la signification et des conséquences de l’attaque du 11 septembre 2001 contre les USA, et de la nouvelle donne de la situation internationale.

 

 

 

Voilà donc six mois que le monde se trouve engagé dans une situation à la fois paradoxale et énigmatique ; qu’on en juge : la quasi totalité des puissances, des États, des forces politiques et morales reconnues de la planète, se seraient réunis dans une unique coalition autour des USA… pour faire la guerre ; une guerre salvatrice, défensive et juste, dont les buts ne peuvent requérir que l’unanimité, quelles que soient les controverses occasionnelles qui peuvent surgir, ici ou là, sur l’opportunité des moyens employés. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire humaine, toutes les forces de la planète sont en guerre, et elles le sont toutes du même côté.

Comment, au passage, ne pas éprouver un sentiment d’effroi et de fascination pour cet ennemi d’une essence si particulière qu’il peut se mesurer seul à l’humanité tout entière, prétendant ainsi s’en extraire et s’égaler aux dieux… Mais comment ne pas se dire non plus qu’à partir du simple énoncé du fait, la raison critique est priée de s’effacer devant celle, délirante ou inspirée, qui fonde les récits mythologiques? D’autant que, comme pour toute bonne mythologie, la genèse de cette guerre énigmatique repose sur un récit détaillé, romanesque, rempli d’anecdotes et d’intrigues palpitantes, et auquel la pensée éclairée est conviée pour lui prêter ses gloses et commentaires afin d’en révéler toute l’exemplarité morale : la réparation du crime sacrilège (le terrorisme), la condamnation du coupable (les fanatiques islamistes), la restauration d’un Ordre qui a été troublé et l’identification aux valeurs qui unissent l’humanité dans sa défense. Comme dans les vraies mythologies, les commentaires et la glose peuvent être libres et contradictoires, mais il importe que le récit lui-même soit reçu sans discussion, jusque dans les incohérences ou contradictions de ses éventuelles variantes, qui ne sont que détails additifs à la disposition de l’aède pour en accroître les effets dramatiques. C’est le récit que nous connaissons tous, du 11 septembre, des dix-neuf kamikazes, du réseau El Atta, du complot d’Al-Quaïda… et, bien sûr, de son chef Ossama Ben Laden. Une véritable épopée mythologique sous sa version moderne la plus appropriée, celle du roman policier, la version policière des événements historiques.

 

Nous voici donc devant la première guerre planétaire qui ne connaît qu’un seul protagoniste et dont les causes directes ne font apparaître ni conflit d’intérêts, ni polarisation d’alliances adverses, ni même d’ennemi mais tout juste un crime, et un coupable. Seulement, il se trouve que cette guerre ne se déroule pas dans les temps archaïques du vieil Homère, pas plus que le 11 septembre n’est la trame hâtive d’un roman de gare.

En faisant de la guerre antiterroriste l’alpha, l’oméga et la toile de fond de toute la politique internationale, les USA donnent, en même temps, un sens nouveau, univoque et polarisant, à tous les conflits, oppositions et polarités en cours, un sens différent de ceux que leur insertion dans leurs contextes particuliers pouvait jusque-là avoir. Or, ces conflits ou rivalités, pour la plupart, ne concernent nullement Al-Quaïda mais précisément toutes les autres questions des relations internationales. En d’autres termes, le 11 septembre a obligé les Américains à remettre en jeu leur hégémonie, par le rapport de force direct, sur toute question qui les place en différend, en concurrence, ou en conflit d’intérêts avec tout protagoniste de la scène internationale, quel qu’il soit. Ainsi, de la coalition de toute l’humanité avec les USA contre le terrorisme, on risque de se retrouver dans la solitude de l’Amérique face à toute l’humanité. On n’en est pas là.

 

Avant le 11 septembre, l’hégémonie américaine sur toute question à laquelle ils pouvaient s’estimer intéressés, quelles que soient les autres parties prenantes sur le même sujet, était depuis longtemps devenue un fait indiscutable et indiscuté. C’est, par exemple, à leurs conditions et sous leur dictée que s’était résolue la question yougoslave. C’est aussi de cette façon qu’ils avaient exclu tout autre autorité et arbitrage que les leurs dans la question palestinienne et les relations israélo-arabes, de même, d’ailleurs, que tout autre influence extérieure que la leur sur l’ensemble des pays du Proche-Orient. Pareillement, ils avaient interdit toute transformation de l’Otan après la dissolution du Pacte de Varsovie, ainsi du reste que la constitution, entre quelques pays que ce soit dans le monde, de toute autre forme ou système d’alliance que les leurs. Dans la plus absolue impavidité, ils régissaient, établissaient ou modifiaient à leur seul gré les règles et les institutions de commerce et de coopération économique internationale : FMI, BM, OMC, etc., et ce sont eux seuls qui étaient habilités à décider qui faisait partie de la « communauté internationale » ou en était banni… Toute décision américaine avait valeur pour tous s’ils estimaient qu’il devait en être ainsi. Ce sont eux qui décidaient des limites et des rythmes de l’expansion économique chinoise dans le marché mondial. Ce sont eux, au moins jusqu’en 2000, qui dosaient les gouvernements à Moscou, eux qui décidaient des taux directeurs à Buenos Aires ou Sao Paulo, comme du salaire des petits enfants dans leurs usines de Manille ou de Singapour…

 

Depuis le 11 septembre, une fois passée la tolérance normale à leur légitime fureur achilléenne des premiers mois, force est de constater que toutes choses ne leur obéissent plus au seul son de la voix. À commencer par le théâtre des opérations qu’ils ont choisi et qui, a priori, pouvait leur offrir d’agir, comme on dit, sur du velours. Après tout, ils avaient eux-mêmes intronisé les talibans en 1996, inféodés à leurs alliés du Pakistan et soutenus par leur gérant régional saoudien, pour établir un solide dispositif qui maintenait l’Iran dans l’ostracisme, l’Inde dans la mendicité, et la Russie dans la paralysie. Cela leur donnait, pratiquement seuls, le contrôle de l’Asie centrale, de la péninsule, du Golfe et de l’Océan. Et voilà que le résultat de leur guerre voit s’établir à Kaboul des forces favorables à la Russie, à l’Inde et à l’Iran, fragilise leur allié du Pakistan, oblige les dynasties du Golfe elles-mêmes à s’éloigner du sillage américain pour lorgner vers quelque contrepoids plus propice, tandis que Moscou, Téhéran et Delhi redéploient sur la région une influence convergente qui, pour n’être pas encore prépondérante, est déjà incontournable et qui, pour le moins, réduit d’autant l’absolue liberté de décision américaine sur le destin de la région. Dans le Caucase, les Russes, qui payaient leur guerre contre les Tchétchènes d'une inconfortable réprobation internationale, se retrouvent soudain confortés et même soutenus dans leur politique de force. C'est un peu comme si les Américains étaient allés en Afghanistan retirer les marrons du feu pour le compte de ceux-là mêmes qu'en dix ans d'efforts persévérants ils s'étaient précisément ingéniés à exclure de la région. Amère « victoire », dont les conséquences, forcément embarrassantes, se répercutent en premier lieu sur les évolutions bien plus lourdes de dangers du Proche-Orient et de la question palestinienne.

Ne pouvant plus s'appuyer sur le soutien sans faille des dynasties arabes pour faire accepter à tous, et en premier lieu à Tel Aviv, les compromis indispensables à leur « stratégie de paix » au Proche-Orient, ils se retrouvent enchaînés à leur seule alliance avec Israël. Mais, cette fois, c'est ce dernier qui mène le jeu, les entraînant, à l'encontre de tous leurs intérêts, vers une folie aventurière dont ils sont, à l'évidence, en train de perdre la maîtrise, et qui risque de les conduire à la perte de leur autorité laborieusement construite dans la région. On voit difficilement comment ils pourront y ramener le calme sans l'aide d'un contrepoids crédible à l'arrogance israélienne et, déjà, se profilent les candidats porteurs de bons offices : « pôle modéré » formé autour de la convergence qui se forme entre l'Arabie Saoudite et l'Iran, initiative européenne, retour de la Russie qui ne peut que chercher à retrouver l'influence qui fut la sienne dans la région… Et, qui sait, demain l'ONU, hier honnie ? Toutes les puissances, grandes ou moyennes, que l'Amérique, après la guerre du Golfe, avait réussi à expulser des règlements proche orientaux, sont à nouveau devant la porte, et on voit de moins en moins comment l'embrasement, que nul – sauf peut être Israël – ne souhaite, pourra être évité en se passant de leur présence. Et du coup, l'hypothèse d'une nouvelle guerre américaine contre l'Irak, véritable « indice Nasdaq » de la liberté d'action américaine au Proche-Orient, s'éloigne vers des horizons moins immédiats.

 

Si la guerre, puisque l'Amérique l'a déclarée, est le moyen pratique de mesurer sur le terrain les véritables rapports de forces entre puissances et États, afin de régler comment le monde doit être partagé, la hiérarchie des hégémonies, la suprématie des uns et la soumission des autres, celle-ci, jusque-là pour le moins, révèle donc une sensible dégradation des équilibres sur lesquels reposait la suprématie américaine jusqu'au 11 septembre. Or, non seulement la guerre sert à mesurer les vrais rapports de force sur le terrain, mais de plus elle répercute cette mesure sur toutes les autres questions en jeu dans les relations internationales, parfois très loin du théâtre où elle se déroule. Là aussi, l'évolution des choses depuis le 11 septembre est en train de réapprendre aux USA une modestie qu'ils avaient bien oubliée depuis la disparition de l'URSS et la guerre du Golfe. Les avatars de « l'axe du mal » en sont une première illustration sur la question de l'Iran déjà ; mais, loin de l'Asie Mineure, dans la zone Pacifique, c'est un résultat tout aussi piteux qu'ils ont dû enregistrer sur la question coréenne. Non seulement ils ont dû mesurer la distance prudente prise à leur égard par leurs alliés japonais et sud coréens, mais surtout avaler sans grimace le refus imperturbable de la Chine d'accéder à la moindre de leurs exigences sur la prolifération des armes de destruction massive. Si on y ajoute que la France n'a pas jugé l'heure mal venue pour rétablir publiquement la Libye dans l'honorabilité internationale, on mesure à quel point l'autorité du discours américain est en train de perdre de son efficacité. Ce ne sont là qu'exemples directement liés aux lemmes de « la guerre contre le terrorisme », mais on pourrait y ajouter : les réticences et rebuffades maintenant permanentes de la Russie, de l'Europe, de la Chine sur la plupart des dossiers en cours dans les instances internationales et qui prennent un relief nouveau dans le contexte présent ; l'incapacité américaine à stopper la crise non seulement économique et financière, mais surtout sociale et politique qui s'aggrave en Argentine et risque, en s'étendant sur le cône Sud, de compromettre leurs projets d'intégration économique du continent… pour relever autant d'indices tangibles d'affaiblissement de la maîtrise américaine sur les affaires du monde.

Cela jette une lumière différente sur l'extrême agressivité de la politique et du discours américains, dont on distingue d'autant plus mal la cohérence que les manifestations en sont brutales et arrogantes. Plutôt qu'y lire le triomphe irrésistible de leur suprématie, que les faits ne corroborent guère, il semblerait plus réaliste d'y voir les réactions désordonnées à l'érosion tout à fait perceptible de leur autorité. La recherche insistante de nouveaux théâtres d'extension de la guerre ne serait alors que fuite en avant, pour palier les limites, rencontrées sur les terrains déjà utilisés, qui réduisent dangereusement la liste des moyens à leur disposition pour inverser les tendances.

 

Quel sens peut donc avoir « la guerre contre le terrorisme » ? La guerre n'a de sens que contre un ennemi à sa mesure. Ni le régime talib, avec ses combattants dépenaillés sur leurs pick-up cahotants, ni même un entrepreneur de travaux publics, passablement mégalomane, caché dans des cavernes afghanes avec quatre ou cinq mille gardes du corps cosmopolites et désespérés, ne sont bien sérieusement des ennemis à la mesure des démonstrations de la puissance américaine. Quant au « terrorisme » en général, la chose est tellement vague que nul ne peut s'accorder sur ce que cela veut dire selon les circonstances… Si ce n'est les manifestations polymorphes et résiduelles des malheurs infinis du monde que la domination dispense.

Pourtant, la guerre a lieu et, on l'a vu, elle entraîne bien les bouleversements rapides des équilibres mondiaux que toute guerre internationale est censée provoquer. Mais pas, cependant, dans le domaine des équilibres entre les supposés belligérants : les USA et la coalition d'une part, le « terrorisme » de l'autre. De ce coté justement, la guerre semble n'avoir aucun effet. Ni la supposée menace ni la supposée puissance du « terrorisme » ne sont moindres, ou majeures, aujourd'hui qu'il y a six mois. C'est, au contraire, dans les rapports de forces entre les membres de la coalition que s'opèrent des changements, et ils se font pour la plupart au détriment de ce qui représentait la suprématie américaine sur les coalisés à la veille de la guerre. Comme si la guerre contre le terrorisme n'était qu'un leurre convenu, un décor pour que les réels conflits d'intérêts entre les USA, ses principaux partenaires de la coalition, et ses alliés dans cette coalition, puissent se libérer des règles qui, jusque-là, les contenaient, pour se mesurer dans la vérité sans règle de la guerre. Une guerre putative en quelque sorte, dont les vrais enjeux, les vrais affrontements, se dérouleraient ailleurs que sur le terrain où elle se donne en spectacle.

 

L'attaque du 11 septembre, en frappant l'Amérique, à la fois de façon matérielle, militaire, symbolique et médiatique, dans sa sécurité nationale, détruisait un des deux piliers de sa suprématie : son invulnérabilité absolue ; l'autre pilier, qui lui restait, étant sa supériorité militaire. Mais les conditions de son hégémonie étaient du coup remises en cause, et c'est avec sa seule supériorité militaire qu'elle se trouve désormais contrainte de la défendre et de la rétablir, en la remettant en jeu sur le terrain. Or, sans l'invulnérabilité, la supériorité n'est qu'un avantage relatif qui peut toujours se perdre. Et, sur ce plan, ses concurrents, rivaux ou adversaires possibles, c'est-à-dire les puissances au développement socio-économique comparable, compensent leur infériorité militaire par une invulnérabilité relative, équivalente à ce qu'est devenue celle des Américains : la dissuasion nucléaire stratégique, autrement dit l'équilibre de la terreur, qui interdit seulement de se faire la guerre directement. La guerre contre le terrorisme : une guerre où les vrais belligérants ne se combattent pas mais se mesurent par les coups portés contre un ennemi supposé et commun, fantomatique ou énigmatique, pouvant changer au gré des convenances, un jour Al-Quaïda, un jour les Tchétchènes, un jour… une tête de Turc.

Le 11 septembre aurait alors été le signal, ou le symptôme, que la remise à plat de l'ordre du monde, le réexamen de la doctrine d'hégémonie américaine était nécessaire, non seulement pour ceux dont les intérêts, l'expansion ou les projets se trouvaient les plus bridés par cette hégémonie – c'est le cas de puissances naturellement rivales comme la Russie, la Chine ou l'Iran, mais aussi d'alliés, comme Israël –, mais allait également devenir nécessaire pour ceux pour qui rien ne pressait comme l'Europe ; car ce qui était devenu inévitable pour les USA eux-mêmes, devenait donc possible pour tous.

Le véritable enjeu de « la guerre contre le terrorisme » tiendrait alors dans l'opposition de deux sentences ; celle de George Bush disant : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », et celle de Vladimir Poutine : « L'idée d'un monde sous l'hégémonie d'une seule puissance est devenue une idée sans lendemain ». Ce qui promet, comme le fait du reste Bush, une guerre assurément longue, pouvant englober les régions les plus diverses, une guerre aux polarisations mouvantes et imprévisibles. Mais cela signifierait aussi que, loin de devoir nous résigner au début d'une ère d'apothéose de la suprématie américaine, c'est au contraire à l'entrée dans une période agitée et instable, faite d'incertitudes et de changements rapides des situations locales et des équilibres internationaux, que nous pouvons nous préparer. C'est moins bon pour les « petits vieux », mais cela réserve plus de surprises.

 

Si telle est la portée des opérations du 11 septembre sur New York et Washington, la question de leur sens revient alors sous un jour bien différent et, par conséquent, le sens du récit mythologique de l'événement. Car le 11 septembre n'est pas une machination médiatique : il a bien eu lieu, il a véritablement affaibli la puissance des USA, et ceux-ci ne peuvent en aucun cas l'avoir souhaité. Mais si c'est un coup de maître par sa portée géostratégique, c'est entre puissances ou États aux intérêts opposés ou rivaux que ce titre peut prendre une valeur ; et par la sûreté et la perfection imparable de sa préparation et de son exécution, il se range dans l'ordre des palmarès qui départagent l'habileté des services spéciaux de ces puissances. Mais rien ne permet de comprendre ce qu'un Ben Laden, ou une quelconque organisation terroriste, pouvait bien espérer retirer d'un tel coup ; à part des conséquences désastreuses pour son organisation et ses chefs. Et c'est du reste, bien sûr, ce qui s'est passé. Alors ? Le cerveau du coup de maître le plus impressionnant de l'histoire de la guerre secrète, aveuglé par la haine et l'orgueil, n'aurait même pas été capable de réfléchir un instant aux conséquences de ses bêtises ? Allons ! C'est pourtant ainsi que commence le récit mythologique du 11 septembre.

 

Il est donc temps de faire remarquer qu'aujourd'hui, à l'examen des faits tels qu'ils sont connus, personne n'est en mesure de dire, sinon à supputer, qui a organisé l'attaque du 11 septembre1. Des centaines de personnes sont arrêtées et interrogées aux USA, des milliers d'enquêteurs américains enquêtent, des centaines d'opérations, donnant lieu à des milliers d'arrestations, sont effectuées par les polices et les services secrets du monde entier, des tonnes de documents sont saisies et décortiquées, jusqu'au supposé ordinateur de Ben Laden lui-même, on peut déjà publier des thèses sur Al-Quaïda, on abonde en savoirs sur l'enchevêtrement des organisations fondamentalistes, des cellules clandestines, de groupes de terroristes ou de combattants islamistes, la formation des martyrs, la préparation d'attentats… et l'on n'apprend à vrai dire que ce que l'on savait déjà, avec des détails. Mais, dans tout cela, pas une seule information qui relie aux opérations du 11 septembre.

De ce coté, les connaissances piétinent depuis le 12 septembre et peuvent tenir sur un recto-verso. On connaît la liste des passagers qui ont embarqué, ou plutôt l'identité sous laquelle ils ont embarqué… et dont rien ne démontre que ce soit forcément la leur. On a quand même voulu en déduire que c'était bien l'identité probable des membres des commandos. L'enquête de voisinage a pu retracer la vie quotidienne de quelques-uns d'entre eux, promus au rang de chefs ; on a reconstitué des fragments de biographies et quelques-unes de leurs relations dans les milieux de la jeunesse instruite et radicale de la péninsule Arabe ; une ou deux confessions dans des cahiers intimes, opportunément abandonnés en évidence, ont fourni les preuves qu'on recherchait, et l'enquête, à partir de là, n'a strictement plus rien découvert. Rien sur les contacts extérieurs de ce groupe supposé, rien sur ses agents de liaison, rien sur le puissant réseau logistique et de renseignements qui devait les entourer et sans lequel l'organisation, la préparation et l'exécution d'une telle opération auraient été tout bonnement inconcevables… Rien par ailleurs, dans la masse d'informations sur Al-Quaïda, ne fait apparaître, dans l'entrelacs des groupes clandestins, guérilleros ou terroristes qui s'y croisent, l'indice d'une organisation secrète de renseignements et d'actions capable de concevoir et de monter, avec cette sûreté, une opération de ce niveau, qui n'a du reste aucun équivalent au palmarès de ces mouvances.

Comment croire, enfin, qu'une organisation de ce calibre, qui a su dissimuler, durant peut-être des années, un aussi vaste et intense travail de renseignements, fournir sans susciter de soupçons, pendant des mois, l'accueil, la protection et l'entraînement physique et psychologique d'un groupe de vingt combattants arabes, à la fois promis à la mort et tenus à un succès sans faille, qui a su faire disparaître toute trace de son existence à peine le coup accompli, comment une organisation de ce niveau de compétence professionnelle a pu, en même temps, laisser derrière elle des indices aussi grossiers, si ce n'est intentionnellement ? Des indices soigneusement circonscrits au groupe des exécutants dont, par ailleurs, nul n'a pu retrouver et encore moins identifier les corps ! Mais des indices qui ont permis d'écrire les premiers vers du récit mythologique du 11 septembre.

 

Il faut donc se résigner à dire, avec toute la conscience de l'extrême incongruité d'une telle proposition, que strictement rien aujourd'hui ne permet d'affirmer ni de croire qu'Ossama Ben Laden ou Al-Quaïda soit les responsables de l'attaque du 11 septembre. Dire cela, c'est donc ajouter que rien n'indique que le 11 septembre s'inscrive dans une stratégie du terrorisme fondamentaliste (dont l'existence par ailleurs et la nuisance ne sont plus à démontrer), comme prélude à un assaut général contre la civilisation établie. C’est aussi, par conséquence, mettre en doute que la guerre qui en résulte ait pour enjeu et but la défense des valeurs du Droit et de la bonté, de la Raison ou de la démocratie, et l’éradication du terrorisme, « crime et menace suprêmes, surtout-le-terrorisme-aveugle »(!). C'est, donc aussi, notamment, refuser catégoriquement l'injonction à se prononcer sur ce dernier point comme préalable à toute considération sur les événements.

 

Sauf, parfois, les guerres civiles, la guerre n'oppose jamais des systèmes de valeurs. Elle oppose des intérêts nationaux, des puissances ou des coalitions. Elle a besoin, c'est vrai, de se mener au nom de valeurs, mais celles-ci ne sont que le ciment nécessaire pour faire adhérer à ses intérêts les hommes qui tuent et ceux qui vont mourir. La lutte des valeurs n'est que l'illusion de la guerre et, du reste, la première moderne, celle de 14-18, a fait la démonstration définitive que ces valeurs pouvaient être pratiquement les mêmes de part et d'autre et, de surcroît, apparemment honnêtes, sans empêcher de nourrir la pire barbarie dans le conflit des intérêts. C'est le rôle du récit mythologique de produire les valeurs illusoires de la guerre, et c'est pour cela qu'il est nécessaire de le décortiquer. Questionner le récit mythologique du 11 septembre, avec le minimum d'incrédulité nécessaire à l'examen d'une hypothèse policière, revient donc à contester la légitimité des valeurs invoquées pour justifier la guerre, et à récuser le consensus exigé, non seulement pour la faire, mais même pour en parler. Cela relève aujourd'hui, au mieux, de la plus extrême incongruité.

 

Et cela expose immédiatement à la question, posée comme un défi goguenard : « oui, mais si ce n'est pas Ben Laden, qui est-ce, alors ? » À cette question, il n'y a évidemment pas de réponse toute faite car, justement, c'est ce que l'enquête ne parvient pas à déceler. Rien ne serait plus risqué que de procéder avec la même légèreté que le récit mythologico-policier et, à coups d'analogies, d'intuitions et de déductions hâtives, sortir un coupable du chapeau. D’ailleurs, est-ce la réponse à cette question qui importe vraiment ? Importe-t-il tellement de savoir que le terroriste serbe Gavrilo Princip est le « coupable » de la guerre de 14-18 ?

Par contre, il importe de comprendre que l'attaque du 11 septembre n'a rien à voir avec un attentat terroriste et que, s'il soulève bien des questions, ce ne sont en tout cas pas celles du terrorisme. C'est une attaque en règle qui équivaut à une déclaration de guerre, et qui déclenche effectivement une situation internationale de guerre et de rivalités ouvertes entre puissances ; une situation où toutes ces rivalités, toutes les crises, tous les conflits en cours sur la planète, et il n'en manque pas, peuvent désormais se mesurer et s'inscrire dans les enjeux de cette guerre. Ce n'est pas céder à la théorie de la conspiration mais reconnaître l'évidence que dire de cette attaque qu'elle est le fruit d'un complot, mû par des calculs vraisemblablement nés dans des sphères où s'échafaudent des projets quant aux rapports de forces entre puissances. Le propre d'un complot est de préserver son secret, de créer une énigme et un leurre – sinon à quoi bon ? Ce ne serait pas le premier du genre. Dissimuler à l'adversaire l'origine de l'attaque qui le frappe pour désorienter ses réactions, pour ne pas dévoiler d'avance sa propre stratégie, fait partie des vieilles règles de la guerre… de bonne guerre.

 

Seulement, les déclarations de guerre ne sont pas des crimes et ne se laissent pas traiter comme des crimes. Ce sont des faits politiques. Elles ne requièrent ni condamnation ni approbation, mais lucidité politique sur leurs enjeux et audace intellectuelle sur les possibilités qu'elles ouvrent. Les guerres n'ont pas de coupables ; elles ont parfois des responsables, elles ont surtout des causes et plus encore des conséquences.

 

Croire combattre les causes des guerres et les guerres elles-mêmes en en cherchant les coupables, c'est au mieux faire preuve d'ingénuité, c'est, surtout, commencer à entonner le récit mythologique de la guerre qui les tient pour des luttes de valeurs ; c'est, en tous les cas, accepter d'entrer dans l'hypnose de ce récit. Cela revient à renoncer à la liberté de penser et d'agir politiquement dans la situation de guerre qui est désormais celle où nous sommes. Plutôt qu'être véhément, il importe donc aujourd'hui, avant tout, avec sérénité, audace, constance et rigueur, d'être incongru.

 

Gilles de Staal

le 11 mars 2002