26 Novembre 2004

Lettre ouverte à Jean-Christophe Rufin :


JE SUIS ANTISEMITE


Par Marc Saint Upery


La lecture du rapport Rufin m'a enfin ouvert les yeux. L'heure n'est plus
aux euphémismes, aux rationalisations et aux tergiversations. Il nous faut
désormais, moi et, je suppose, tous ceux qui partagent des opinions
analogues, regarder la réalité en face. Pourquoi le cacher ? Nous sommes
tous des antisémites. En tout cas, en ce qui me concerne, il est désormais
clair que je suis un antisémite dans la mesure où je suis globalement
d'accord avec les opinions qui suivent :

" Aujourd'hui, la nation israélienne s'appuie sur un échafaudage de
corruption, lui-même posé sur des fondations d'oppression et d'injustice. En
tant que telle, la fin de l'entreprise sioniste est déjà à notre porte. Il
existe une vraie probabilité que notre génération soit la dernière
génération du sionisme. Il se peut qu'il y ait un État juif, mais il sera
d'un autre genre, étrange et affreux. [...] Il apparaît que ces deux mille
ans de lutte du peuple juif pour sa survie se réduisent à un État de
colonies, dirigé par une clique sans morale de hors-la-loi corrompus, sourds
à la fois à leurs concitoyens et à leurs ennemis. [...] Une structure
construite sur de l'insensibilité à l'Homme s'effondrera d'elle-même,
inévitablement. Prenez bien note de cet instant: la superstructure du
sionisme s'effondre déjà [...]. Seuls les fous continuent à danser en haut
de l'immeuble, alors que les piliers s'effondrent. "

- Avraham Burg, membre du parti travailliste israélien, ex président de la
Knesset

" La vérité déprimante, c'est que le comportement actuel d'Israël n'est pas
seulement néfaste pour les États-Unis, bien qu'il le soit indéniablement. Il
n'est même pas seulement néfaste pour Israël lui-même, comme de nombreux
Israéliens le reconnaissent tacitement. La vérité déprimante, c'est
qu'Israël est néfaste pour les Juifs. "

- Tony Judt, historien juif anglo-américain libéral se réclamant de Raymond
Aron et de François Furet.

" Je ne suis pas psychologue, mais je crois que quiconque vit avec les
contradictions du sionisme est condamné tôt ou tard à sombrer dans la folie.
Il est impossible de vivre comme cela. Il est impossible de coexister avec
une injustice aussi terrible. Il est impossible de vivre avec des critères
moraux aussi contradictoires. Quand je contemple non seulement les colonies,
l'occupation et la répression, mais aussi le mur démentiel derrière lequel
les Israéliens tentent de se cacher, j'en viens à la conclusion qu'il y a
quelque chose de très profond dans notre attitude à l'égard du peuple
autochtone de cette terre qui nous fait complètement délirer. "

- Haïm Hanegbi, israélien, membre du mouvement pacifiste Gush Shalom.

A quelques nuances près, donc, je souscris largement à ces propos et à bien
d'autres de la même eau que je lis régulièrement dans la presse israélienne
en anglais, car, comme tous les antisémites, je suis obsédé par ce que font
et disent les Juifs et Israël. En raison de mes activités professionnelles
et militantes, je suis aussi obsédé par pas mal d'autres choses qui n'ont
rien à voir avec les Juifs et Israël et je lis très régulièrement des
organes de presse américains, britanniques, italiens, espagnols, mexicains,
brésiliens, argentins, péruviens, boliviens, équatoriens et, à l'occasion,
tchèques, mais ce n'est pas une excuse. Du seul fait de ce " goût étrange
pour le peuple Juif ", comme dit Roger Cukierman, je suis quand même un
antisémite. De fait, quelle autre raison pourrait avoir un intellectuel goy
français de lire Haaretz qu'un antisémitisme sournois ?.

En outre, pour bien saisir la perversité de mon antisémitisme, il faut
savoir qu'il se masque derrière une apparence de déconstruction fallacieuse
du discours antisioniste vulgaire. Dans un ouvrage publié par les éditions
La Découverte* (éditeur crypto-antisémite qui masque lui aussi hypocritement
ses activités antisionistes répugnantes par la publication d'ouvrages
d'auteurs sionistes comme Mitchell Cohen ou même Theodor Herzl en personne,
sans parler de nombreux ouvrages consacrés à la Shoah), j'écrivais ainsi : "
Le sionisme n'est pas le fruit d'un sinistre complot impérialiste, mais un
mouvement d'auto-émancipation des masses juives d'Europe centrale et
orientale et une critique politique et culturelle des illusions
assimilationnistes répandues en Occident - critique que la première moitié
du XXe siècle européen justifiera pour bonne part, et de façon tragique. "

Je dénonçais par ailleurs le " simplisme de certains discours
pro-palestiniens, qui participent de la pensée pieuse dont se nourrit un
gauchisme doloriste et manichéen " et j'ajoutais, feignant de critiquer la
diabolisation unilatérale d'Israël : " Parfois décrit comme le 'péché
originel' d'Israël, ce passé [à savoir les excès de la guerre d'Indépendance
et l'expulsion de 700 000 Palestiniens] n'est pourtant pas plus coupable que
celui, point très éloigné, de bien des membres tout à fait respectables de
la communauté internationale. " Enfin, je me prononçais vigoureusement
contre toute complaisance à l'égard des actes antijuifs : " Ses agresseurs
[ceux d'un jeune collégien juif], tous comme ceux qui s'en prennent à des
symboles ou des institutions de la communauté juive, sont au mieux de jeunes
fier-à-bras écervelés, au pire de petits crétins racistes. Les autorités de
la République, pas plus que l'administration scolaire, ne sauraient tolérer
de tels dérapages au nom de je ne sais quelle complaisance tiers-mondiste ou
de la susceptibilité des populations immigrées. "

Bien entendu, aucun " décrypteur " intelligent de mon discours antisioniste
ne se laissera prendre à ces pitoyables manoeuvres de diversion. Comme le
déclarait il y a quelque temps un spectateur enthousiaste du film de Jacques
Tarnéro à un journaliste de Libération : " Maintenant, il y a des
antisémites qui reconnaissent la Shoah, ça ne prouve rien en leur faveur ! "
Grâce au travail pionnier d'analyse symptômatologique effectué par les
courageux déconstructeurs de la " nouvelle judéophobie ", on devinera sans
peine que ces propos cauteleux rédigés par ma plume machiavélique ne sont
que la preuve que je suis prêt à tous les compromis de surface pour faire
passer mon message antisioniste-antisémite de délégitimation insidieuse
d'Israël et, par conséquent, de légitimation subreptice des incendies de
synagogues, des profanations de cimetière et des pogroms de demain.

Car il faut bien comprendre la man¦uvre. S'opposer, par exemple, à la
diabolisation unilatérale et à la " nazification " d'Israël pour la simple
et vulgaire raison qu'elle serait empiriquement indéfendable et qu'elle
reflèterait la mauvaise foi ou l'imbécillité de l'infime poignée
d'ultra-gauchistes tarés et/ou d'islamo-fascistes délirants qui la
pratiquent, et non pas parce qu'elle serait sacrilège en soi, c'est
précisément légitimer par la bande la comparabilité historique de tout avec
tout, et en particularité celle de l'incomparable et intouchable Israël. Les
gens qui, comme moi, se plaisent à couper les cheveux en quatre et feignent
d'attribuer une certaine pertinence historique au sionisme et de reconnaître
le droit à l'existence d'Israël tout en soumettant les pratiques de cet État
à une sociologie comparative de l'oppression et de la domination
hypocritement " nuancée ", les gens qui, comme Dominique Vidal, ratiocinent
avec une fausse innocence épistémologique pour savoir dans quelle mesure les
pratiques de l'Etat juif ressemblent ou ne ressemblent pas à celles de
l'apartheid sud-africain, sont donc des antisémites sournois bien plus
dangereux que les simples négationnistes et judéophobes déclarés.

Une autre raison pour laquelle il est clair que je suis un antisémite " par
procuration ", selon la jolie formule de Jean-Christophe Rufin, c'est que je
n'ai même pas honte. Je suis en effet favorable à une offensive
intellectuelle agressive et sans pitié contre le chantage idéologique
permanent exercé en France par une poignée d'intellectuels juifs et non
juifs. Je suis un antisémite parce que je refuse de me laisser intimider et
de faire acte de contrition. Je suis un antisémite parce que j'éprouve la
plus profonde admiration intellectuelle et humaine pour des gens comme, par
exemple, Rony Brauman, Daniel Lindenberg ou Pierre Vidal-Naquet -
intellectuels aux options politico-idéologiques par ailleurs assez
différentes mais qui, comme chacun sait, ont en commun d'être de typiques
Juifs honteux et d'ignobles " self-haters ". Je suis un antisémite parce que
je me solidarise avec eux et avec bien d'autres, juifs et non juifs, qui
partagent des positions analogues. De la même façon, et pour les mêmes
raisons, je suis un antisémite parce que que j'éprouve le plus profond
mépris pour Alexandre Adler, Alain Finkielkraut, Jacques Tarnéro,
Pierre-André Taguieff et bien d'autres, juifs et non juifs, qui partagent
les objectifs de leur campagne hystérique contre la " réprobation d'Israël
".

Je ne ressens pas par rapport à ces derniers une simple divergence
d'opinion. Je ne les perçois pas comme des gens qui sont seulement en
désaccord avec moi, mais comme des propagandistes manipulateurs qui
pratiquent le chantage victimiste sournois et le lynchage moral comme
méthode de débat permanent. Le fait que leur volonté de salir
systématiquement leurs adversaires ait parfois des effets d'intimidation sur
des personnes parfaitement honnêtes n'est que la preuve de leur dangerosité.
Pour moi, ces intellectuels sont moralement du même acabit que les
compagnons de route du totalitarisme, les virtuoses staliniens de la
dénonciation de la " complicité objective " avec la réaction, les sophistes
justificateurs du " bilan globalement positif " de l'Union soviétique ou,
pour un exemple plus contemporain, l'inénarrable Ignacio Ramonet léchant les
bottes du dictateur Castro sous prétexte que l'ennemi de mon ennemi est mon
ami. Ces gens-là ne méritent pas notre respect. Ils ont failli comme
intellectuels et, en mettant la mission qui lui a été confiée au service de
cette propagande de bas étage, Jean-Christophe Rufin a lui aussi gravement
failli à l'éthique du service public.

Comme les idéologues monomaniaques dont le rapport Rufin se fait
subrepticement l'écho sont des malades ou des salopards, et souvent les deux
à la fois, il faut les traiter comme tels, et cesser d'être sur la
défensive. Il faut les attaquer publiquement et casser leur sophistique
misérable (qui ferait d'ailleurs rire pas mal de gens en Israël, où on est
nettement plus lucide et autrement moins tortueux) sans inhibition. Il faut
cesser d'être tétanisé, il ne faut pas ou plus se demander " mais si je dis
ça, malgré ma bonne volonté, est-ce que ça ne risque pas d'être interprété
comme un discours antisémite, ou comme un raisonnement qui m'entraîne sur la
'pente glissante' ? ". Il n'y a pas de pente glissante, il y a les faits,
leur interprétation empiriquement contrôlable et la recherche de la vérité
qui s'effectue à travers elle. Et il n'est pas de vérité, partielle ou
synthétique, transparente ou complexe, qui ne serait pas bonne à dire ou à
écrire sous prétexte qu'elle " faciliterait " le " passage à l'acte " de
crétins et d'illuminés qui, de toutes façons, ne se soucient pas de la
vérité et ne fréquentent pas les lieux où elle se cherche et s'énonce.

Il y a des moments dans l'histoire où l'honneur de l'esprit mérite d'être
défendu, y compris face aux formes d'ignominie intellectuelle qui se drapent
dans la vertu dénonciatrice et dans la parodie cynique d'une moralité
supérieure. C'est aujourd'hui toute une collectivité humaine et
politico-intellectuelle (le mouvement altermondialiste, les Verts,
l'extrême-gauche et par association, tous ceux qui, réformistes,
sociaux-démocrates ou libéraux, partagent telle ou telle de leur position
sur le conflit israélo-palestinien) qui est mise sur la sellette en bloc,
jugée en termes de responsabilité collective et mise en demeure d'abjurer
des convictions certes parfaitement discutables dans les détails, voire
parfois simplificatrices dans leur formulation sténographique, mais
malheureusement largement fondées pour l'essentiel. Et quand cette mise en
demeure se fait au nom d'un phantasme idéologique concocté par une petite
mafia de pervers qui vivent de la promotion d'un narcissisme communautaire
paranoïaque (heureusement loin d'être hégémonique chez les Juifs de France)
et de la pornographie mémorielle au service d'une raison d'Etat coloniale
sans vergogne, il est de notre devoir de réagir**. C'est pour cela que, si
c'est là le prix de cette bataille pour la vérité et la dignité, j'accepte
qu'on me colle l'infamante étiquette et je ne chercherai pas à dissimuler ce
qui, désormais, crèvera les yeux de tous mes lecteurs de bonne foi : oui,
encore une fois, je suis un antisémite.

Marc Saint-Upéry
[éditeur, journaliste et traducteur]

affaire française ?, La Découverte, Paris, 2003.

probablement, mon négationnisme larvé), la notion de " pornographie
mémorielle " n'est pas de moi, mais de l'historienne israélienne Idith
Zertal, auteure de Death and the Nation. The Holocaust in Israel's Discourse
and Politics (Dvir, 2003 ; à paraître aux Editions La Découverte).