ENTRETIEN AVEC LURDES BARETTO,

                      COORDINATRICE GENERALE DU     GEMPAC

                    (GROUPE DES FEMMES PROSTITUEES DU PARA)

 

par Gilles de Staal 

à Belem (Brésil), le 21 / 01/ 2003

 

 

-Pour commencer, j’aimerais que tu me dises un peu comment la vie t’a amenée, ainsi, de la prostitution jusqu’à la création du GEMPAC et à la lutte organisée des prostituées pour leurs droits..

 

Je m ‘appelle Lurdes Barreto, native de l’Etat de Paraïba, d’une ville appelée Capoleto Roxo,  j’ai quatre fils et dix petits enfants, et je vais compléter mes soixante ans demain, 22 janvier 2003. J’ai quitté la Paraïba vers la fin des années cinquante. Je suis d’abord partie début 58 pour le Pernambouc, puis suis restée un an à Fortaleza capitale du Ceara, pour arriver ici au Para en août 1959. En arrivant ici, j’ai trouvé  dans cette zone confinée de prostitution, une culture très belle, où il y avait diverses femmes polonaises, d’autres aussi venant de pays différents. On les appelait Polakas parce qu’elles étaient très grandes et avaient de fortes poitrines. Nous avons commencé à percevoir la nécessité de s’organiser car on vivait dans une zone confinée où la répression policière était très forte. On ne pouvait sortir ou entrer sans la permission de la police. En conversant avec ces amies plus vieilles que moi,  -en arrivant je n’avais que 16 ans et demi -, on a commencé à faire des grèves à l’intérieur des maisons de prostitution : pour des questions de charge horaires que nous avions, pour le fait d’être obligées à boire pendant 48 heures sans s’arrêter… Nous nous sommes donc jointes à des femmes plus anciennes, étrangères, - françaises, brésiliennes, anglaises, il y avait aussi le reste des femmes des Forces aériennes américaines, qui étaient encore ici, habitant dans ces grandes maisons -, et elles  nous incitèrent, nous, les Brésiliennes, à renforcer les grèves parce qu’elles avaient déjà un certain niveau de conception et d’organisation ; mais il manquait l’expression politique pour que la société sache ce que nous pensions, mais avec toute cette répression, cela ne pouvait s’exprimer. Et ce que les maquerelles faisaient alors, c’était de nous renvoyer d’une maison vers une autre. Par exemple, à minuit, nous étions de salon et elles nous envoyaient pour faire juste deux heures de travail ailleurs, loin, pour nous disperser ainsi. J’habitais à Long Beach, et on m’envoyait au Couloir Polonais, au Bibi, chez Madame Fernande, Boite Brasil…, mais même ainsi, en allant d’une maison à l’autre, on finissait par créer une articulation des diverses femmes de cette époque.

Quand est venu 1964, 1965, avec le régime militaire, a commencé le travail de l’Église, de la Pastorale de la femme, avec le projet Femme –Libération. C’était une Pastorale venue de France où un père et une ancienne prostituée rendaient visite aux femmes. Mais ils avaient une autre conception, celle de nous retirer de la prostitution. Ce n’était pas ce projet d’organisation de lutter pour ses droits, ses devoirs, de lutter pour une société plus démocratique… Ça consistait à donner des cours, mais de toutes manières, c’était une contribution. Et voilà qu’en 1970, le gouvernement militaire lança la répression policière et fit fermer la zone. Le 1er avril, qui est le Jour des mensonges, et c’est vrai, on n’y croyait pas. Qui était dedans ne pouvait pas sortir et qui était dehors ne pouvait plus entrer. Les maisons furent toutes scellée, mais certaines femmes, avec des patronnes, furent jusqu’à Brasilia, ou était concentré le pouvoir pour demander un mandat judiciaire afin de pouvoir rester ouvertes, et je fus parmi elles.

 

Et donc, cette lutte de mouvement, pour arriver jusqu’au GEMPAC, a du passer par tout cela. Des histoires de la vie, vie de Paraïba, danseuse de foire,  la prostitution romantique avant d’arriver au Para, puis la découverte de situations complètement différentes, comme certaines maisons où j’ai vécu, où nous étions obligées de faire des contrôles gynécologiques tous les quinze jours ; mais ce n’était pas nous qui étions malades, c’était les hommes qui étaient malades. C’est ainsi que nous avons commencé à voir la nécessité de s’organiser. Nous avons commencé avec l’Eglise, cette  pastorale est d’abord venue au Maranhao, ensuite Salvador, puis Belem, vers 64 – 65. On a commencé à se réunir avec les femmes, et elles m’ont identifiée un peu comme « leader », déjà dans le bordel…

 

-Mais tu étais très jeune à cette époque…

 

Bon, en 65, j’avais déjà vingt deux ans, hein, j’étais déjà plus dure, plus expérimentée. Et puis aussi les hommes, vous, les hommes nous donnaient certaines indications. Il y en avait certains, expérimentés que nous rencontrions parfois, avec une culture complètement différente de la notre, et qui comprenaient aussi l’importance de cela. Sauf que nous ne pouvions exprimer cela ouvertement, parler de notre vie, dire que pratiquer le sexe, que le travail dans la prostitution, c’est bon ; le prêtres de l’Eglise disaient que c’était mal, que c’était pêché, et ils nous mettaient ça dans la tête, et la plupart du temps on ne se sentait pas le courage pour dire vraiment ce qu’on pensait. Et ça a duré comme ça des années. On luttait à l’intérieur de la Pastorale, et moi, comme d’autres femmes, parlions entre nous. Jusqu’à ce que nous rencontrions Gabrielle, qui de son côté faisait un travail à Rio de Janeiro, dans ce programme Femme-Libération, avec des frères (dominicains). Nous eûmes alors une rencontre, à Jundiaï (petite ville de province de Sao Paulo), où étaient présents le ministère de la santé et le ministère de la culture, pour discuter de la question du Sida. A l’époque, l’idée que nous, prostituées, et les homosexuels, étions responsables du Sida, était bien enfoncée dans l’esprit de la société. C’est à ce moment que nous avons perçu vraiment qu’il fallait que nous nous organisions ; que comme catégorie, comme groupe, comme association, nous pourrions donner une réponse pour la société. Nous étions stigmatisés comme responsables du Sida, non ? Alors, c’est les prostituées et les homosexuels qui avons commencé à former un reseau, politique, à travers le pays entier.

 

-Mais, durant toutes ces années, 60  et 70, où vous travailliez avec la Pastorale et où tu expliques qu’il y avait une certaine différence entre les prêtres qui avaient comme idée de vous tirer de la prostitution, et vous qui ne voyaient pas les choses exactement ainsi ; comment cette différence de point de vue a évolué, pour en arriver à maintenant où vous n’avez plus rien à voir avec la Pastorale ?

 

Beaucoup d’entre nous faisaient cela par option, d’autres étaient là pour certaines « conséquences », bien sûr. Mais de 59 jusqu’en 65, nous ne faisions que réagir. Nous étions là, complètement confinées, et il fallait réagir d’une façon ou d’une autre. Exprimer, déjà, que nous n’étions pas satisfaites de cette situation. Ce sont toutes ces histoires de répression militaire où on se retrouvait en prison… mais, enfin, nous y somme arrivées. Mais c’est dans cette rencontre,  qu’il y eut une vraie avancée ; quand on s’est mises à discuter avec l’Eglise catholique, avec le ministère de la Culture, avec le ministère de la Santé, et qu’il y eut toute une problématique autour du Sida, alors nous avons réussi à nous renforcer et dire que nous voulions nous organiser comme catégorie, et que nous avions besoin que ces ministères nous appuient, sur base de projets ; monter une association, faire une réunion au niveau national. J’ai alors été désignée pour coordonner les choses sur la région Nord. Et ce fut 1987, la première Rencontre nationale intitulée : « Parle, Femme de la vie » (c’est le nom qu’on donne souvent aux prostituées dans le langage populaire), c’était pour que nous puissions parler. Les hôtels ne voulaient pas nous recevoir  bien que les ministères fussent prêts a payer, enfin… et là nous avons pu discuter avec les femmes. Et celles qui étaient sous la tutelle de l’Eglise disaient : « non, nous ne voulons pas de cette histoire d’organisation, parce qu’on va devoir se montrer à visage découvert », et nous qui nous sentions déjà plus assurées, répondions que nous devions lutter pour notre identité, pour notre auto valorisation, pour notre condition de femmes qui fait partie de la société, montrer que ce travail ce n’est pas vendre son corps, que ce que nous vendons c’est du fantasme, de la fantaisie, que la société a besoin de nous, que nous travaillions même pour préparer les hommes à se marier….

 

-Quels étaient les arguments de l’Eglise ?

 

 C’était qu’il faut en finir avec la prostitution, en retirer les femmes, en faisant des cours de broderie, des cours de couture, des cours de peinture… Bon, c’est intéressant aussi. Mais nous avions envie d’aller bien plus loin que ça. Nous voulions une discussion politique, une discussion démocratique, que nous pourrions avoir en n’importe quel lieu, comme n’importe quel citoyen ou citoyenne, parce que nous sommes membres de la société… Alors, nous nous sommes donné comme objectif de former des groupes par région. J’ai passé trois ans ici, à Belem, à faire des réunions avec les femmes des cabarets. Je ne savais pas écrire, mais j’avais ma fille qui venait là, elle était adolescente ; elle s’asseyait par terre, et écrivait tout ce que les femmes disaient, et c’est ainsi que nous avons fondé le GEMPAC. Groupe des femmes prostituées de l’aire centrale de Belem.

 

-En quelle année il fut fondé ?

 

En 1990. En 91, on l’a déposé légalement, avec les statuts. Ce fut une lutte très grande. Et de là, nous avons pu former une présidence élue régulièrement, j’ai été élue présidente du mouvement ; puis nous avons  reformulé les statuts en forme de direction collégiale, et j’ai été élue première coordinatrice générale, avec une élection sur deux listes. De la, nous avons pu nous insérer dans ce projet du ministère de la santé, rechercher des partenaires  et des financements…

 

-Et quels étaient les objectifs concrets autour desquels les femmes du GEMPAC proposaient de s’unir ?

 

Sur le moment, c’est d’abord contre la violence policière que nous avions à lutter. Elles se proposèrent de me soutenir, aller devant la presse, venir à plusieurs et dénoncer les violences de la police militaire à l’époque. Il y eut aussi la lutte contre les clients qui ne voulaient pas utiliser le préservatif. Il fallait aller gueuler dans les tribunaux , les conseils. Et le mouvement a commencé à se répandre sur toute la région Nord.

 

-Quelle était la situation des femmes prostituées à Belem, à cette époque ?

 

C’était une situation où on gagnait beaucoup d’argent, une situation de grand luxe, de beaucoup de brillance, de beaucoup de parfums, même les parfums français, de beaucoup de navires de gringos, de beaucoup de marins, et beaucoup d’escorts de marins, et beaucoup d’entrepreneurs, de parlementaires… Mais, d’un autre coté, nous avions conscience que nous voulions beaucoup plus que tout ce brillant, tout cet or, toutes ces pierres que nous avions à cette époque.

 

-Vous gagniez beaucoup d’argent, mais le problème c’était quoi ?

 

Il y avait beaucoup d’argent, mais aussi, nous étions exploitées. Par les tenancières, par le maquereau, par les gigolos, et nous l’étions d’une façon très cruelle qui nous empêchait d’arriver à se stabiliser, à être forte… Etre forte, tu sais… pouvoir faire front. Demain je vais fêter mes soixante ans,  et c’est la lutte ma donné toute cette vitalité que j’ai ; maintenant il y a déjà un groupe qui assume une direction, il me reste encore un an à faire à la tête du GEMPAC ; nous avons maintenant un projet très important pour la société qui est de mener la lutte au parlement, j’ai été candidate pour le Parti des Travailleurs, presque élue… avec douze mois de campagne sans un sous.

 

-Mais, quand vous avez fondé le GEMPAC, en 90, c’était encore cette situation de luxe de la prostitution à Belem ?

 

Non, en 90, c’était déjà dans la décadence, avec beaucoup de drogues, mais encore beaucoup de violence policière. Et à cette époque, il y avait d’un coté beaucoup de répression, et en même temps, beaucoup de femmes étaient encore sous la tutelle de l’Eglise qui leur faisait honte, qui disait qu’avec le mouvement, c’était se montrer a visage découvert. Ce fut beaucoup d’efforts. On nous jetait des pierres, j’ai même été blessée à la tête. J’étais traitée d’ingrate. On allait raconter que j’étais une folle et on a même demandé que je sois mise à l’Asile.  « C’est une folle, comment ne comprend elle pas que ça ne peut être bon pour nous ? Comment veut elle que mon fils, ma mère, ma sœur, mon père, MON MARI, puisse savoir que je suis dans la prostitution… ?! » Et cela, ça a duré des années. Mais c’est tout cela aussi qui fait qu’on se renforce. Dans ces années, il m’est souvent arrivé d’avoir envie d’abandonner, mais à ces moments je pensais beaucoup à une société plus juste. J’ai toujours eu cette idéal, de croire en une lutte qui n’était pas seulement pour moi. Si ça n’avait été que moi, j’aurai tiré tranquillement ma vie, car je suis de classe moyenne à l’origine.

 

-C’est pour cela qu’a mesure que tu t’es engagée dans cette idée de mouvement, tu t’es reconnue dans les mouvements sociaux ? Pourquoi le PT ?

 

 Je ne suis pas entrée dans la prostitution pour pouvoir manger. Je suis peut être entré dedans pour des raisons familiales et sexuelles, mais venant de classe moyenne, j’aurais tout aussi bien pu résoudre ça autrement et passer le reste de ma vie avec mes problèmes. Je ne viens pas de la pauvreté. Quand j’étais petite je n’ai pas senti la faim, mais par contre, quand j’ai été prisonnière, il m’est arrivé, oui, de savoir ce que c’est la faim. Et aussi, à certains moments, quand je travaillais dans des maisons confinées, et qu’on était privées de repas comme punition, et cela m’a donné l’occasion de réfléchir et de mesurer combien la société a besoin de se transformer en une société juste, démocratique, une société où tout le monde a des droits et des devoirs égaux. Et toute notre pensée, comme mouvement est basée sur cet idéal de construire une société plus juste, et pas cette société où un groupe tout petit a tout et où la majorité n’a rien.

En entrant au PT,  qui est un parti de gauche, je ne veux pas dire que mes camarades ne sont pas machistes ; eux aussi battent leurs femmes, ils les trahissent, pareil que les hommes de droite ; mais ils ont une autre pensée, qui fait que nous, dans le mouvement social, nous arrivons à faire avancer les choses. C’est certains que beaucoup d’entre eux, au départ, sont ainsi, machistes, mais la différence est qu’ils ont la capacité de changer. Rien que l’exemple de Lula, comme travailleur, dont l’élection est l’expression du vote de toute l’histoire du monde. Nous nous reconnaissons dans le PT dans la lutte pour le logement, la lutte pour la redistribution des revenus, pour la terre, Nilze qui est ici, est au GEMPAC et elle  fait partie aussi du Mouvement des sans terre, la transformation sociale, c’est avec eux que nous participons au Conseil pour la condition féminine, à la lutte contre le travail infantile…

 

 

 

-Justement, quels sont vos orientations aujourd’hui comme mouvement social ?

 

Le mouvement est fait pour permettre l’auto organisation des femmes, aussi il ne peut pas être assistancialiste, même s’il peut lui arriver d’organiser une assistance, mais si il devient assistancialiste, les personnes s’accomodent, ne veulent pas lutter, or la lutte doit être de toutes et de tous. Dans le mouvement, il faut apprendre qu’il y a beaucoup de façons de penser différentes mais aussi qu’on doit avoir conscience de ce qui est le meilleur pour le groupe.

Le mouvement fonctionne avec quatre grandes lignes : L’auto organisation politique et l’autodétermination des professionnelles du sexe.  Le combat contre le travail infantile. L’action de gestion des revenus, afin de permettre de compléter le revenu familial des femmes qui sont déjà plus âgées, qui ne produisent plus beaucoup dans la prostitution ; c’est une forme de solidarité coopérative que le mouvement organise à partir des revenus de toutes. Et enfin dans le domaine de la santé préventive, où nous participons à tous les projets de prévention en matière de santé publique, maladies sexuellement transmissibles, planning familial, et la santé féminine en général. 

 

- Comment s’organise le travail militant du GEMPAC ?

 

Nous avons maintenant un peu le contrôle de la région Nord, car nous sortons maintenant un peu de l’Etat. Nous avons commencé dans la zone centrale à Belem, puis nous nous sommes étendues a divers municipalités du Para, avec l’appui d’une ONG de Hollande, car nous recherchons sans cesse des recours financiers pour pouvoir voyager et organiser les femmes dans le Para, qui est un endroit de grande prostitution, en raison des grands projets amazoniens, des mines, des placers aurifères, de l’exploitation des grandes richesses naturelles que nous avons ici et qui du reste profitent à d’autres. Par exemple, a Barreto Culima, où nous sommes allés ces temps ci pour organiser les choses, il y a 50 000 hommes qui travaillent, venus de tous les Etats du Brésil, et il y a 3000 prostituées.

Le mouvement est organisé en noyaux, dans les divers quartiers, petites villes où parfois les gens viennent de tous les coins du Nordeste, dans le Sud Para comme a Xingu do Para, il y a divers projets qui fonctionnent dans les zones aurifères, sur les grands nœuds et centres de transports par camions, et tous ces projets sont menés avec un suivi de continuité, notamment en liaison avec les centres de lutte contre le Sida, qui est un des grands problèmes brésiliens… Chaque noyau élit ses coordinatrices thématiques responsables de mener le travail globalement selon les lignes directrices que nous nous sommes fixées. Et la coordination centrale du GEMPAC est aussi une coordination thématique. Maintenant chaque noyau se réunit et discute ses objectifs car les réalités sont différentes d’un endroit à l’autre, et les priorités aussi…

 

-En Europe, un des arguments opposé à l’auto organisation des femmes prostituées est que c’est très difficile et pratiquement vain, à cause de la grande mobilité des personnes, leur extrême individualisme, l’absence de conscience sociale…

 

C’est vrai qu’elles sont très rotatives, elles passent souvent d’un endroit à l’autre. Mais, par exemple : la femme qui est en train de travailler là, dans le noyau de Castanhal, elle va passer tout ce qu’elle a appris dans le travail a Xingu do Para. Et ainsi cela permet d’organiser dans la rotation, une formation de militantes. Mais pour moi, ce qui est très difficile, c’est ce qui n’a pas été tenté. Tant que tu ne tentes pas une chose, elle paraît toujours difficile. Peut être que là, en Europe, personne n’a tenté de travailler de cette façon, démocratique. On vient d’avoir la première rencontre brésilienne Sud-est/ Nord-est, à Salvador, où il y avait diverses représentation du Brésil entier : associations, avec beaucoup de femmes qui parlaient de leur vie, avec beaucoup de détermination ; des femmes politisées… J’ai rencontré une prostituée de mon temps, qui avait habité avec moi là, à Joao Pessoa (capitale de l’Etat de Rio Grande do Norte, à l’extrême Nord-est du Brésil), une femme de 58 ans, parlant de sa vie avec grande détermination… Tu sais, le mouvement il ne peut fonctionner qu’à moyen et à long terme. Il ne peut se construire sur le court terme. Celles qui vont maintenant assumer les coordinations du mouvement, avec tout ce public, toute cette expression nouvelle des femmes, elles vont devoir penser en terme de continuité, parce qu’il faut beaucoup de détermination, beaucoup de courage, et elles devront avoir un beau jeu de ceinture, parce que ce qui est devant nous est très dur, très pesant.

Tu ne peux être ni trop molle, ni trop dure, parce que sinon, tu fais fuir les bonnes femmes.

Très souvent elles se présentent comme victimes, alors il faut leur faire comprendre qu’elles doivent avoir de l’amour propre.

Une chose intéressante, c’est que la majorité d’entre elles ont des projets pour leur vie et veulent être insérées dans la société comme un tout. Le groupe maintenant a déjà une visibilité politique très grande. Nous sommes reconnues d’utilité publique municipale, et nous luttons pour l’être au niveau de l’Etat. Nous ne travaillons pas non plus qu’avec des professionnelles du sexe ; il y a des fonctionnaires publiques des écoles, nous donnons des cours aux professeurs pour modifier les programmes scolaires en matière d’éducation sexuelle ; nous sommes insérées dans les divers secteurs de la société depuis le Conseil l’enfance et de l’adolescence, le Conseil de la condition féminine, aussi dans l’administration pénitenciaire nous commençons à faire un travail, sur les placers aurifères, nous intervenons dans des boites où il y a encore des femmes confinées, il y a même encore des femmes esclaves, car au Brésil il reste encore beaucoup de travail esclave et au Para en particulier…

 

-Quel a été le premier grand succès, celui qui a vous donné le sentiment que, bon, on est sur la bonne voie ?

 

Que les femmes aient le courage de dire : nous sommes prostituées. Pour moi, c’est l’avancée la plus grande. Parce qu’on ne le disait pas. Rarissime étaient celles  qui comme moi avaient le courage d’assumer cette identité. Le dire, en quelque lieu qu’on arrive. Arriver dans un hotel et à l’heure de remplir la fiche, quelle est la profession ? –Prostituée.

Alors, le type de la réception, voir sa tête. Alors, parvenir a briser ce tabou, peu à peu, par exemple j’ai déjà été fonctionnaire publique et quand j’étais là, assumer que j’étais aussi prostituée… et ça, les fonctionnaires d’Etat doivent comprendre ça aussi, que nous contribuons à la société comme tout le monde. Le premier succès important pour nous, c’est la question d’identité. Et à l’intérieur de cette question, défendre des relations valorisantes.

 

-Et pour vous, parmi les prostituées, c’est la chose déterminante ?

 

Oui, parce qu’elles ne le disaient pas, et maintenant elles se bousculent pour pouvoir le dire. Pas toutes bien sur. Mais une bonne partie déjà le disent, la tête haute.

 

-Quelle est la forme d’action que vous avez adoptée ?

 

Nous allons sur place, jusqu’à elles. Sur les lieux de prostitutions pour discuter direct : qu’est ce que le programme formatif-informatif.  Dans les fêtes de groupes il y a une moyenne de  deux cents trois cents femmes qui viennent ici, sauf qu’alors les femmes ne sont pas en travail, alors il faut aller sur place. Nous avons une estafette et alors on parvient à organiser. Puis il y a les grandes aires de prostitution, par exemple là, à Marituba (un placer de chercheurs d’or). On va, cinq six femmes pour faire le travail. Pas seulement de prévention mais d’organisation, ateliers, entraînement, distribution des livrets… Il y a aussi des femmes de divers partis, PMDB (le grand parti centriste des notables au Brésil), PSB (Parti socialiste, vieille gauche nationaliste du Nordeste), du parti de l’ancien président de la République PSDB (social démocrate), mais la majeure partie est du PT.

 

-Comment s’est faite cette relation, justement, avec le PT ?

 

A mon sens,  je n’ai jamais cru que nous puissions avancer si nous ne luttions que pour nous, seulement nous, ne parlant que de nous, sans cette représentation dans le mouvement social. Et cette représentation a besoin de se faire dans tous les secteurs de la société. Cela doit être une chose grande. Si par exemple, je ne suis pas au Conseil de la femme, à discuter toute la politique concernant les femmes, alors à quoi bon ? parce que nous sommes prostituées, mais nous sommes aussi des femmes… C’est important d’être dans un parti politique, lutter au parlement, parce que c’est là qu’est le pouvoir de décision. Dans les discussions au Conseil de l’enfance et de l’adolescence, notre participation est de la plus grande importance, quand on voit des gamines de dix douze ans qui se prostituent dans les cabarets,  et les gosses qui travaillent comme bonniches dans les familles riches. Les enfants, les adolescents doivent avoir des écoles de qualité, des études de qualité, vivre bien avec la société et avoir culture et loisirs avec leur propre famille. C’est ça que nous voulons. Et donc il faut aller le défendre. Il y a des choses pour lesquelles la société nous responsabilise. Alors nous devons faire notre part, du moment qu’il y a des clients pour ça, nous devons faire prendre conscience de cela à la société. Chacun doit faire sa part, et nous faisons la notre, largement.

 

-Comment vous sentez vous perçues dans le milieu des militants, dans le PT, le mouvement politique et social, en tant que prostituées. Quand tu dis « nous sommes prostituées, mais aussi nous sommes femmes », comment cela se passe t il ?

 

Bon, une femme ce n’est pas une sainte… D’autres personnes vont dire, je suis une femme mais je suis avocate, je suis psychologue, je suis employée domestique.. eh bien je suis prostituée. Je suis femme et je suis prostituée, et pour moi c’est l’identité. Tu es journaliste. La première chose que tu m’as dites en arrivant c’est que tu es journaliste. Eh bien, quand j’arrive, je dois dire que je suis prostituée. Alors maintenant, c’est vrai, que dans le PT aussi, la dévalorisation des femmes, cela existe, mais ça se discute. On a déjà élu des femmes au Sénat, et au Congrès, tu peux voir qu’il y a plus de femmes à gauche que dans la droite, dans ce pays. C’est déjà un début de changement. Ici aussi, il y a plus de femmes conseillères municipales du PT que de la droite. Par rapport à nos propositions, dans le PT il y a eu beaucoup de résistances, et c’est même naturel. Des résistances indirectes, avec des blagues du genre,  « ah, on va racoler aux bureaux de vote » (intraduisible : vamos fazer bocas de urnas, vamos fazer boquetas de urnas), « allez camarades ! bon pour les filles ! » etc etc. Mais peu à peu ça se relâche, et les gens commencent à être bien plus naturels. Mais il en faut encore beaucoup ! Sinon, j’aurais été élue, parce que la militance du parti n’a pas voté pour moi. La direction a bien osé me présenter, mais les militants sont restés hésitants. Et dans la prostitution elle même, il y a des collègues qui disaient : « Pourquoi est ce que je voterais pour une prostituée ? qu’est ce qu’une prostituée a à faire au conseil municipal ? » Alors que je suis dans la zone avec elles, à faire le travail comme elles, et elles vont voter pour une personne qui n’a rien à voir avec elles. Mais tout cela est encore pratiquement bien naturel, et on va devoir vivre avec ça encore longtemps, ce sont des changements à long terme et ce n’est pas facile.

 

-Et concrètement, est ce que la collaboration avec la municipalité du PT a permis de résorber les problèmes de la prostitution infantile ?

 

En règle générale, durant ces dernières années, dans le pays, et Belem aussi fait partie de ce Brésil, les problèmes sociaux se sont aggravés. Ce qu’il y a beaucoup, ce sont des gamins et des gamines qui font le tapin. Cela c’est un peu amélioré ici, c’est vrai, avec la gestion du PT, surtout depuis le deuxième mandat, mais il en faudrait beaucoup plus. Nous avons un projet, avec une centaine de jeunes, qui montre que nous ne sommes pas satisfaits de cette situation. Distribuer les capotes, faire un petits cours ici, une formation là, organiser une réunion… non. Nous pensons qu’il faut voir plus grand. Il faut montrer à la société la problématique, et ce n’est pas avec une bourse scolaire qu’on va retirer une gamine de la prostitution : la gamine manque d’affection, cette gamine veut des bons vêtements, veut des tennis, une culotte de marque, un tas de choses… et, comme déjà, elle n’a même pas de quoi manger, elle comprend vite qu’elle peut à coup sûr avoir des clients. Et c’est là dessus que la société va devoir travailler, parce que ce n’est pas une bonne chose. Mais c’est une réalité, pas seulement de Belem do Para mais de tous les Etats du Brésil, et aussi d’autres pays. Et il faut constater que malheureusement, il y a des clients pour ça. Plus l’homme est vieux, plus il désire une fille jeune.

Maintenant, dans ce domaine, nous avons travaillé beaucoup  en partenariat avec la municipalité de Belem. Nous avons lancé un nouveau projet d’alphabétisation d’enfants-adultes, des filles plus âgées, qui étaient hors de l’école. Nous avons une convention, modeste, qui garantit une partie des infrastructures. Nous avons inclus un grand nombre de filles dans le programme de bourses scolaires, et surtout nous avons monté des prêts à la Banque du Peuple qui est une banque d’économie sociale solidaire affiliée au Parti, pour permettre aux filles qui étaient dans la zone de monter, qui son salon de beauté, qui son atelier, qui son petit bar… Cela n’existait pas auparavant. Cela a donc été un travail diversifié, pour rénover la Banque du peuple, modifier les attributions de bourses scolaires d’un façon non assistancialiste, créer un partenariat avec le Secrétariat municipal d’éducation (SEMEC) pour ramener à l’école les gosses qui en sont sortis ; nous participons au  projet Village-enfance pour l’organisation du carnaval paraense, nous travaillons avec le ministère de la Santé. Nous avons monté un partenariat avec une ONG hollandaise, la INKE, qui nous a acheté une estafette pour aller sur les zones de prostitution, circuler à l’intérieur du Para, payer quatre techniciens et quatre articulatrices du projet enfance, de même que trouver les recours nécessaires : ici, au Para, il faut prendre les routes, mais il faut aussi des billets d’avion pour aller d’un endroit à l’autre, qui sont inaccessible par les routes, surtout les régions d’exploitation aurifères…

 

- Cela signifie que les institutions municipales d’une capitale comme Belem, et même les institutions de l’Etat, on décidé de monter des actions dans les domaines de l’éducation populaires, de la prévention et de la protection de l’enfance, de l’orientation sexuelle dans les cursus scolaires, etc., en partenariat avec un mouvement de femmes prostituées, qui n’est pas abolitionniste et qui revendiquent leur identité, leur profession ?

 

Oui, tout à fait. Je ne sais pas si c’est difficile a comprendre en Europe, mais c’est à cela que nous sommes parvenues ici, en défendant avant tout la reconnaissance de notre identité et de notre auto organisation politique, dans le respect de relations de valeurs. Alors si cela fait bizarre à certains que les putes soient en train de discuter avec les professeurs du primaire de la façon de réorienter un peu l’éducation sexuelle dans les écoles, eh bien je trouve que c’est bon, non ?

 

- Vous vous situez assez clairement à gauche, et même avec le PT, dont la municipalité ici vous a reconnues d’utilité publique. Pourtant, il existe à gauche, plusieurs point de vue et un débat actuellement sur la prostitution : il y a un point de vue pour la légalisation…

 

Oui, et le député Fernando Gabeira (ex guerillero, député fédéral Vert) nous soutient et a élaboré avec nous un projet pour la légalisation. Nous sommes déjà arrivées à être reconnues aujourd’hui comme occupant une activité professionnelle par les critères du ministère du Travail. C’est une première avancée. Maintenant, il va falloir modifier le code pénal, qui de ce point de vue est encore basé sur des lois qui date de 1940. Ces lois nous classe dans des catégories au limites de la criminalité. Maintenant, cette discussion que nous avons commencée avec Gabeira est encore une discussions neuve, qui a besoin d’être approfondie au niveau des réseau nationaux. Nous avons eu récemment encore une réunion à Rio de Janeiro à laquelle diverses camarades ici ont participé. C’est une discussion qui commence mais qui ne peut sortir que des partis de gauche. Parce que de l’autre coté, jamais ils ne seront capables de penser ainsi. Dans leur diversité, ce sont les partis de gauche, avec même parfois toutes leurs difficultés à nous répondre, mais aussi avec tant de personnes qui ont une culture parfois immense, qui comprennent l’importance que tous les segments de la société s’organisent, parce qu’autrement on ne pourra jamais rien changer. C’est en discutant, en luttant pour l’identité, pour l’autodétermination, pour le courage de citoyenne et de citoyen, que dans ce pays les choses se changent et qu’on va changer l’histoire de ce pays. On a commencé, nous ici, avec le mouvement des prostituées de ce Brésil ; ça a commencé maintenant aussi avec un travailleur au pouvoir. Et c’est ainsi que ça avance, et je crois oui que nous allons faire la plus grande révolution de cette histoire, de ce monde, parce qu’il y en a besoin, il faut changer cette histoire encore plus.

 

-Mais il y a aussi beaucoup de gens, à gauche, qui prétendent abolir la prostitution…

 

C’est vrai. Y compris parce que la gauche tient aussi certaines de ses idées de l’Église. La gauche a beaucoup de ça, de l’influence de l’Eglise. Ces idées abolitionnistes sont liées à cela, l’influence des mouvements catholiques. Mais cela revient à cacher la réalité. C’est toute la question de ce que nous appelons le faux moralisme. C’est nier que réellement votre mari va dans la zone, rencontrer des prostituées. Cela va encore durer, mais il va falloir commencer a briser les barrières. On le voit bien, puisque nous sommes en train de commencer un travail en direction des femmes mariées, pour la prévention du Sida. Nous commençons à travailler avec des femmes qui n’ont qu’un partenaire, qui ne sont pas travailleuses du sexe. Ce projet dont je t’ai donné le tee-shirt hier, le projet Lune-Femme-Protection, c’est un travail seulement en direction des femmes mariées. Parce que maintenant, le GEMPAC est la référence en matière de lutte et prévention dans toute la région Nord.

 

-Pourtant, il y a des gens qui sans être catholiques considèrent cette notion de travailleurs du sexe comme avilissante…

 

Mais celles qui peuvent en parler, c’est nous. Pour moi, pour nous, c’est un travail comme un autre. Nous ne vendons pas notre corps, nous vendons des fantasmes. Les hommes ont des fantaisies, des fantasmes, c’est cela que nous vendons, comme un spectacle. C’est la même chose que toi, qui maintenant travailles avec ta bouche en posant des questions, un professeur en train d’écrire au tableau, c’est la même chose, ce sont les choses qui passent dans la tête. Nous sommes contre l’abolitionnisme et c’est pour cela que nous luttons contre l’Église dans ce sens.

                              

 

                                                                                          Entretien réalisé par Gilles de Staal