REGARD SUR LE “P.I.F”


Notes sur l’islam politique en France

 

mardi 15 février 2005, par Bernard Dréano

Ce texte de Bernard Dréano est de décembre 2004. Il vient d’être publié par le site web de la Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des Deux Rives.
Bernard Dreano est président du Cedetim-Centre d’Etudes et d’Initiatives de Solidarité Internationale et co-président du réseau HCA - Helsinki Citizens’ Assembly.

 


Quelques rappels et définitions


L’examen du “paysage islamique français” (PIF), au sens des mouvements qui interviennent explicitement au nom de valeurs musulmanes, au sein de la société française, est nécessaire puisque ces mouvements s’inscrivent dans la réalité de notre société. Nous ne parlons pas ici des organisations laïques (nombreuses en France) dans lesquelles se retrouvent des Musulmans (ou composées essentiellement de Musulmans) sinon dans leur rapport à ce “paysage islamique” spécifique. Un examen de l’état actuel du “paysage catholique”, “du paysage protestant” ou du “paysage israélite” et de leurs relations avec les organisations laïques serait d’ailleurs tout aussi pertinent.
Il ne s’agit donc pas du “paysage” philosophique ou religieux, ni d’une analyse sociologique ou culturelle, mais de l’observation (ici rapide et schématique) des trajectoires politiques de mouvements plus ou moins organisés. Par politique, nous voulons moins parler d’une politique “partidaire”, au sens de mouvements politique ayant pour but la conquête ou la participation au pouvoir local ou national d’Etat, que “du politique ”, c’est à dire des forces qui agissent au sein de la société civile. La société civile étant comprise comme l’espace d’organisation et de débat qui se constitue, indépendamment de l’Etat, du Marché et de la Famille/Clan/Communauté, au sein d’une société démocratique.
Nous parlons ici des musulmans au sens religieux du terme, c’est à dire des gens qui se reconnaissent dans la foi et agissent dans le cadre de la religion musulmane, c’est à dire une fraction seulement des Musulmans au sens culturel et historique du terme qui sont quelques millions en France. Par convention, et clin d’œil à la Yougoslavie de Tito, nous écrivons - y compris dans les lignes qui précèdent - musulmans pour parler des pratiquants et Musulmans pour parler des gens de culture Musulmane, croyants ou non, pratiquants ou non.
La foi est une croyance en la transcendance, qui se construit pour un musulman autour de la profession de foi “il n’est de Dieu que Dieu et Mohamed est son prophète”, et de la Révélation au travers du Coran. La foi chrétienne se construit autour de la Révélation des deux testaments et la profession de foi “je crois en un seul Dieu et en Jésus Christ son fils unique notre seigneur, qui est descendu sur terre et est ressuscité d’entre les morts”, la foi juive sur la Révélation biblique, sa transmission à Moïse, les prophètes, le contenu de la Torah et l’attente du Messie, etc. Au-delà de ces professions de foi, ce que signifie la croyance est une affaire privée, pour un croyant de l’ordre de sa relation intime à Dieu.
La religion est, au contraire de la foi, par nature, un phénomène public, ce qui relie (du latin re-ligiere) sur terre les croyants d’une même foi au travers d’un culte, de préceptes moraux et d’observances de règles, avec des effets sociaux (par exemple les cinq piliers de l’Islam pour les musulmans, le respect de la halacha pour les juifs, etc.), et d’appareils religieux plus ou moins organisés.
La laïcité est la forme que prend en France la tendance générale à la sécularisation que l’on observe dans le monde (la situation ou le religieux ne domine pas le social). Elle s’est constituée juridiquement, notamment à travers la loi de 1905, avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et la neutralité affirmée par celui-ci à l’égard des religions, Les formes de la sécularisation sont très diverses d’un pays à l’autre : ainsi dans certains Etats modernes, pourtant à nos yeux très “laïcs”, comme le royaume du Danemark ou la République de Finlande, cette séparation n’est pas instituée, au contraire des Etats-Unis où elle est un principe constitutionnel depuis 1788. Certains Etats de l’Union européenne comme Malte, l’Irlande ou la Grèce ne sont pas totalement sécularisés sur le plan juridique et institutionnel, en particulier en matière de statut personnel et de droit civil, moins que la Turquie (qui comme chacun sait n’est pas dans l’Union), mais plus qu’Israël.
Si l’on cherche une définition universelle de la laïcité/sécularisation on la trouvera dans certains textes juridiques fondamentaux, reconnus comme ayant en France une valeur supérieure au cadre légal national, depuis la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 “Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi”, jusqu’à la déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948, reprise en substance dans la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 : “Toute personne à le droit de liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites”. La loi dite de séparation de l’église et de l’Etat du 9 décembre 1905 est une loi ordinaire mais de grande portée historique et juridique dans la mesure où elle contribue, comme d’ailleurs les textes précédemment cités, à la définition de la laïcité qui est un principe constitutionnel.
Le cléricalisme est une idéologie qui prône la domination des appareils religieux sur la cité, et produit l’étouffement de la société civile. L’anticléricalisme n’est donc pas la lutte contre la religion, ou contre l’expression des religieux dans la vie de la cité, mais le refus d’un totalitarisme clérical et de sa forme ultime, la théocratie (quand la religion investit totalement l’Etat).
Le confessionnalisme est une idéologie qui prône l’instrumentalisation des appareils religieux par l’Etat. Le confessionnalisme domine dans nombre de pays à majorité musulmane, mais il existe aussi dans notre pays. On trouve en effet des formes de confessionnalisme en France dans la gestion du culte musulman par l’Etat, et dans l’action de certains Etats étrangers sur notre territoire (Algérie, Maroc). Mais ce confessionnalisme n’est pas limité à la “gestion de l’Islam” par un Chevènement ou un Sarkozy ; les lois particulières qui régissent cinq millions de français des DOM-TOM et d’Alsace Moselle (concordat napoléonien, lois coloniales de Charles X, lois et ordonnances de la IIIe et de la IVe république) comportent des dispositions dont le confessionnalisme est évident.
D’autres mots sont utilisés de manière assez peu précise avec des sens fluctuants. Certains sont utilisés pour stigmatiser des tendances religieuses jugées réactionnaires ou fanatiques, comme : intégrisme (qui est un mot appliqué au départ à la sphère catholique, signifiant le retour à la doctrine dans son “intégrité” supposée) ; fondamentalisme (qui est un mot appliqué au départ à la sphère protestante, signifiant le retour aux sources, aux fondements) ; salafisme (qui est un mot du vocabulaire musulman signifiant le retour aux sources de l’enseignement des compagnons - salaf - du prophète, mot qui avait un sens d’ouverture au début du XXe siècle, de fanatisme aujourd’hui). Dans le texte qui suit nous utiliserons le concept d’islam politique pour parler de l’ensemble des tendances qui fondent tout ou partie de leur action politique et sociale sur un positionnement religieux, d’islamisme pour parler de celles des tendances de l’islam politique qui considèrent comme surdéterminante leur interprétation religieuse, de salafisme celle des tendances de l’islamisme dont l’interprétation religieuse, en général littérale (sans interprétation de la lettre des textes sacrés), dresse les croyants contre le reste de la société, de djihadisme celles des tendances du salafisme qui privilégient la violence comme moyen d’action.
Une mention aussi de l’islamophobie, terme qui fait parfois l’objet de controverses. Il ne s’agit pas de l’appréciation que l’on peut avoir de la religion musulmane en tant que corps de doctrine, ni des prescriptions qui en découlent, appréciation qui peut être négative pour certains, et exercer son droit de critique n’est pas faire acte d’islamophobie. Il s’agit de la stigmatisation des musulmans dans leur “ essence ”, de leur attribuer collectivement des comportements négatifs jugés “caractéristiques”, en les rattachant ou non à des prescriptions religieuses, sans tenir compte de la réalité des pratiques, et à partir de quoi on justifie des stigmatisations ou des discriminations. C’est la même forme de racisme, justifiée par des a priori d’hostilité à une religion, qui a fourni, en France, la base de l’antisémitisme contre les juifs et leurs supposés comportements caractéristiques.


Quelle base d’enquête ?


Malgré la profusion de publications, émissions, etc., sur l’Islam, il est frappant de constater à quel point règne l’ignorance sur les musulmans de France. Il s’agit pourtant d’une longue histoire : le premier député musulman (un jurassien converti) a siégé à l’Assemblée à la fin du XIXe siècle ; la mosquée de Paris a été bâtie, avec le soutien de l’Etat, dans les années 1920, à une époque où l’empire colonial français contrôlait 15 à 20 % des musulmans du monde ; des organisations musulmanes, ou des organisations agissant en milieu culturel Musulman ont commencé à être actives en France dès l’entre deux guerres. La plupart des organisations que nous allons évoquer ci-dessous ont des racines qui remontent à une vingtaine d’années pour les plus récentes, quatre vingtaines d’années pour les plus anciennes.
Cette histoire, déjà longue, est essentiellement celle de communautés prolétaires, ce qui explique sans doute cette ignorance des savants, des journalistes et des politiques. Cette réalité est mouvante et éclatée, parce que l’Islam n’est pas comme le Catholicisme, une religion centralisée, mais surtout du fait de la multiplicité des histoires nationales et sociales des Musulmans de France.
Le “paysage” décrit ci-dessous correspond pour l’essentiel à des musulmans de souche maghrébine, alors que l’Islam de France est aussi Africain de l’Ouest, Turc, Syro-libanais, Comorien, Bosniaque, Indo-Pakistanais, etc. C’est une vision nourrie d’expériences plutôt franciliennes, qu’il faudrait nuancer en examinant les réalités différentes de Lyon, Lille, Marseille ou Strasbourg...
Cette description est surtout le fruit d’une observation/action, prolongée depuis près de quarante ans, à partir d’observatoires militants, principalement le Cedetim (centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale), et de l’expérience de ses partenaires, des organisations laïques intervenant en milieu culturel Musulman depuis longtemps, comme : - la Fédération des Tunisiens citoyens des deux rives FTCR (anciennement Union des travailleurs immigrés Tunisiens UTIT) ; - l’Association des travailleurs Maghrébins en France (ATMF) et l’Association des Marocains en France (AMF) ; - l’Association des citoyens originaires de Turquie ACORT (anciennement Association des travailleurs de Turquie ATT) ; - plusieurs groupes d’originaires d’Algérie, etc... (notons que la commission Stasi n’a dénié rencontrer aucune de ces organisations anciennes et expérimentées). A celles là s’ajoutent des organisations plus récentes comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), Caravanes des quartiers, Au nom de la mémoire, des expériences féministes, syndicales, municipales, artistiques, associatives, etc.. Et des plus récemment des expériences comme celle du Collectif une école pour toutes et tous, du Cercle migration et liberté (CMiL), du Collectif féministe pour l’égalité, etc.... Enfin bien sûr, il faut ajouter l’utilisation des travaux de ceux des sociologues ou politologues qui ont sérieusement étudié la question, la lecture de nombreux ouvrages récents ou anciens, sociologiques, philosophiques, historiques ou politiques (on trouvera quelques éléments bibliographiques à la fin de ce document).
Ces observations ont pu être enrichies grâce aux échanges avec des partenaires militants extérieurs, de pays musulmans du Maghreb, Proche et Moyen Orient, Afrique de l’Ouest, Turquie, Bosnie, Kosovo, Iran, Azerbaïdjan, etc., ou de pays où vivent d’importantes communautés musulmanes : Royaume Uni, Belgique, Pays Bas, Allemagne, Israël.... En particulier, ces vingt dernières années, avec des mouvements de défense des droits de l’Homme ou des mouvements des femmes.
Les immigrés Musulmans et les organisations des premières générations.
Il n’y a pas, et c’est heureux, de comptage administratif par les Etats du nombre de Musulmans (au sens culturel) en France et en Europe occidentale, mais l’on estime leur nombre global à environ 12 millions, dont peut être 40% en France. Pour leur immense majorité il s’agit de personnes immigrées, ou descendants d’immigrés de la deuxième ou troisième génération, l’immigration en France métropolitaine, qui a débuté après la première guerre mondiale, étant la plus ancienne.
Ces communautés ont évidemment subi la double influence du pays d’origine et du pays d’accueil, la seconde se renforçant au fil du temps, dans la grande variété des situations des pays d’origine et des pays d’accueil. En France, la grande majorité des musulmans sont venus des anciennes colonies, et la majorité du Maghreb, lieu d’une décolonisation tragique (surtout bien sûr en Algérie).
En France, les communautés immigrées maghrébines se sont regroupées, comme toutes les communautés émigrant des campagnes vers les villes, Bretons, Auvergnats, Corses, Basques... puis Italiens, Juifs Ashkénazes d’Europe centrale, Polonais, Arméniens, Espagnols, Vietnamiens, Portugais, Juifs Sépharades de la Méditerranée, Turcs, Chinois, ... Ces regroupements sociaux ont souvent eu, dans le cas des Maghrébins, une coloration politique nationaliste s’affirmant par rapport au colonisateur. C’est vrai dès les années 1920 avec la constitution de la première organisation du nationalisme algérien moderne qui se construit en France, l’Etoile Nord-Africaine, dirigée par Messali Hadj. L’Islam semble second par rapport au nationalisme, même s’il est bien présent (par exemple l’organisation des étudiants contrôlée par le FLN algérien en France dans les années 50 s’appelle Union générale des étudiants musulmans algériens -UGEMA-).
A cette dimension coloniale, s’ajoutera ensuite une dimension post-coloniale. Une partie des élites ouvrières et étudiantes de ces immigrations ne s’est pas reconnue dans les régimes issus des indépendances et les a contestés au nom des valeurs de la gauche socialiste tout en condamnant le néo-colonialisme de l’Occident. C’est dans ce contexte que se sont crées les organisations de gauche (AMF et ATMF pour les Marocains, Comité des travailleurs Algériens, UTIT et Association des Tunisiens en France, etc....), que de nombreux cadres de l’immigration se sont formés dans la CGT ou la CFDT, parfois dans les organisations chrétiennes : ainsi la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) a des adhérents musulmans dès les années 60. Commencent aussi à apparaître, dès les années 1970, des groupes “ transversaux ”, attirant les plus jeunes (la deuxième génération commence à émerger), comme le Mouvement des travailleurs Arabes (MTA). Contre ces mouvements, et parfois en partenariat avec la police française, les ambassades développent leurs propres mouvements d’encadrement des diasporas, les “Amicales” algériennes, marocaines, tunisiennes, (l’Amicale des Algériens étant au départ un vrai mouvement de masse issu du FLN). Face aux “gauchistes”, la consolidation de l’Islam traditionnel apparaît aussi dès ce moment, comme un “contre feu” efficace, à partir de la Mosquée de Paris pour les Algériens, et de ce qui deviendra plus tard la Fédération Nationale des Musulmans de France (FNMF), pour les Marocains.


Nationalismes et islamismes dans les pays d’origine


Dans les pays d’origine des immigrés des mouvements s’étaient développés face au double défi de la modernité qui secouait les sociétés traditionnelles, et de l’occupation étrangère coloniale qui les opprimaient. Rappelons que tous les pays à majorité musulmane aux notables exceptions de la Turquie, et dans une moindre mesure de l’Iran, ont été colonisés. Ces mouvements étaient traversés dans des proportions diverses par les influences nationalistes ou musulmanes.
La réaction musulmane la plus importante au défi de la modernité a été celle du mouvement qu’on a appelé la Nahda (la renaissance), au Proche Orient, et surtout en Egypte autour de la figure de Mohamed Abdou au début du XXe siècle. Ce mouvement a vite eu une influence au Maghreb, avec notamment le Cheikh Ben Badis en Algérie. Il a pris une forme radicalement anti-colonialiste avec Rachid Rida, et surtout, au début des années 30 avec la fondation par Hassan Al Bana en Egypte de la confrérie des Frères Musulmans (Irhwouane Al-Muslimoun), première réponse islamiste moderne, et qui va avoir une grande influence.
Le foyer de cette réaction musulmane n’était pas seulement Egyptien ou Arabe, il se situait aussi en Inde, puis après l’indépendance et la partition du pays (1948) au Pakistan, avec l’école Déobandie et le rôle important du théoricien de l’islamisme Abdul Ala Madwudi. Dans la sphère arabe, la plus importante pour la France, l’influence islamiste est demeurée toutefois moins forte que l’influence nationaliste. Cette dernière a pris plusieurs forme, “libérale bourgeoise” (le parti Wafd en Egypte , l’Istiqlal au Maroc, l’Union du Manifeste -UDMA- en Algérie, etc.), “social-démocrate” (l’Union socialiste des forces populaire -USFP- au Maroc, le Néo-destour en Tunisie) “socialiste arabe révolutionnaire” (le Front de libération nationale en Algérie), etc. Ce qui n’empêchait pas dans certains cas des influences islamistes, par exemple dans l’Istiqlal ou le FLN.
Ces mouvements qui ont structuré les luttes pour les indépendances ont occupé le pouvoir dans de nombreux Etats après celles-ci. Ce “nationalisme arabe” a été incarné en Egypte par Nasser, dans plusieurs pays par le parti Baas, mais aussi par un Ben Bella en Algérie, ou un Ben Barka au Maroc. Mais malgré de réels succès (l’alphabétisation progresse de 40% à 80% de la population en dix ans de l’Algérie française à l’Algérie indépendante), ces régimes “progressistes arabes” n’ont pas rempli leurs promesses, ce qui a provoqué de grandes frustrations. Des mouvements plus à gauche, se réclamant souvent du marxisme, les ont contestés surtout après 1968 : Ilal Aman et 23 Mars au Maroc, Perspectives en Tunisie, mais aussi les organisations de gauche issue du mouvement des Harakyins en Palestine, Liban, Koweït, Yémen, Oman, et les communistes, un peu partout mais principalement en Irak et au Soudan, etc.. Ces mouvements ont pris parfois des positions sociales très en pointe, par exemple sur la question de la libération des femmes (Oman, Yémen). Et ils ont influencé la formation des organisations de gauche dans l’émigration en France et en Europe dont nous avons déjà parlé (AMF, ATMF, UTIT, etc.)
Dans le contexte de la fin du colonialisme, puis des indépendances, qui est aussi celui de la guerre froide, l’Occident va combattre l’ensemble des nationalismes, et d’abord les plus “gauchistes”. Les régimes nationalistes eux-mêmes (Irak, Syrie, Egypte, Algérie, etc.) n’étant pas en reste contre ces derniers. Dans cette bataille les Occidentaux, et en particulier les Etats Unis, vont s’appuyer sur les régimes conservateurs (Maroc, Jordanie, Emirats, Iran jusqu’en 1979, etc.), sur Israël, et en particulier sur le régime islamiste de l’Arabie saoudite qui se réclame du wahhabisme, une école particulièrement traditionaliste de l’Islam. L’Arabie saoudite avait deux atouts majeurs : beaucoup d’argent, et, à travers les publications de la Ligue islamique mondiale qu’elle contrôle depuis La Mecque, une influence considérable sur l’ensemble des mosquées sunnites du monde, dont bien entendu celles de France. De plus les Frères musulmans égyptiens, sans être wahhabites, se sont alliés pendant cette période avec les Saoudiens. En effet après avoir initialement soutenu le régime de Nasser (Anouar al Sadate, le futur successeur de Nasser était très proche de la confrérie), ils l’ont combattu et Nasser a fait exécuter le chef des Frères, Sayed Qotb.
Entre les années 60 et la fin des années 80 la gauche a été éliminée ou marginalisée, et les régimes “progressistes » nationalistes arabes, réalignés sur l’Occident, se sont enfoncés dans la corruption et/ou la dictature (par exemple Saddam Hussein).
Dans ces conditions les mouvements islamistes, et plus généralement l’Islam politique, sont réapparus sur le devant de la scène et ceci pour plusieurs raison :
-la victoire des islamistes dans la révolution iranienne de 1979 et le renforcement de la tendance islamiste du Hezbollah à la fin de la guerre civile au Liban (même si le fait qu’il s’agisse de musulmans chiites a limité leur impact dans l’islam sunnite majoritaire) ;
-le développement de nouvelles classes sociales urbaines, issues des campagnes, en particulier les couches techniciennes (ingénieurs, médecins, etc.), et dans certains pays les chômeurs diplômés, etc. qui ont trouvé dans l’Islam politique un moyen d’expression face à un nationalisme corrompu et à une idéologie socialiste vécue comme étrangère ;
-la pratique des islamistes, en particulier les Frères musulmans, désireux avant tout de “ ré-islamiser ” les musulmans, qui ont mis l’accent sur le travail social à la base, terrain que les nationalistes et la gauche socialiste, minés par corruption ou décimés par la répression avaient abandonné ;
-enfin le soutien extérieur aux islamistes qui a joué un rôle important, soutien le plus souvent des Américains, et même des Israéliens qui pendant les années 70/80 ont favorisé les Frères musulmans contre les nationalistes de l’OLP.
Au début des années 80, les mouvements islamistes font preuve d’un remarquable dynamisme dans tout le monde Musulman et notamment au Maghreb. Et ce dynamisme va se traduire, il y a donc déjà un quart de siècle, par le développement de leur influence en France et en Europe.


La construction du “paysage islamique français” d’aujourd’hui.


Pendant que les espérances nationalistes ou socialistes s’effondraient dans les pays d’origine, un phénomène, à bien des égards similaires, se déroulait en France où les promesses républicaines et socialistes s’évanouissaient.
Au début des années 80, la transformation profonde du tissu social ouvrier et populaire provoqué par la troisième révolution industrielle, la nouvelle mondialisation et leurs conséquences (financiarisation, déclin de l’industrie, montée des services) est déjà bien entamée. L’État-providence mis en place après les crises du milieu du XXe fonctionnait de moins en moins bien. Dès lors, les enfants d’ouvriers qui constituent la très grande majorité des personnes de culture Musulmane en France n’ont, dans l’ensemble, pas vu s’ouvrir devant eux les perspectives d’ascension sociale qu’avaient connues les vagues d’immigrations précédentes, et se sont confrontés à de nouvelles précarités. Les comptes non soldés des guerres coloniales favorisent un racisme anti-arabe qui frappe cette nouvelle génération. La politique d’urbanisme des années 1960 favorise des getthos sociaux qui vont progressivement “s’ethniciser”. C’est dans ce contexte que se déroulent les marches de 1983 et 1984 (pour “l’égalité” et “convergence”) qui sont restées dans la mémoire collective comme la “marche des beurs” et qu’une nouvelle organisation antiraciste SOS-racisme, apparaît et reçoit un énorme soutien médiatique commandité en partie par l’Élysée. Beaucoup de jeunes français “de souche” plus encore que “d’origine immigrée” vont s’identifier à cet antiracisme des “potes » qui s’adresse à eux. C’est aussi l’époque de développement d’un antifascisme qui n’exige que peu ou pas d’engagement social car il consiste surtout à dénoncer verbalement le Front National.
La majorité des victimes de la discrimination a pu constater que ces mobilisations de la société civiles (concerts de SOS, mobilisation contre le FN), pas plus que la “politique de la ville” de l’État, n’ont fait reculer la discrimination sociale et idéologique. Pire, à certains égard ces mobilisations vont empêcher les victimes de ces discriminations de s’auto-organiser. C’est en tout cas comme ça que toute une génération politique “beur” va vivre le succès médiatique du SOS-Racisme des premières années (1984-1994). On va la retrouver dans le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) ou dans certains groupes musulmans.
Cette situation, comme dans toutes les expériences historiques de discriminations non combattues par une société, favorise le repli “identitaire” des victimes. Or, pour la majorité de ces victimes, la dimension musulmane est importante. Ce “retour” à l’islam est encouragé par l’islamisme en plein essor. Plusieurs événements extérieurs très importants vont provoquer pour une frange de la jeunesse une radicalisation de cet islamisme naissant.
C’est avant tout l’impact de la guerre civile algérienne des années 1990 et l’incroyable silence de la société en France à cet égard (Algériens de France compris), en dehors des exilés algériens laïques de la tendance qui cautionnent les généraux kleptocrates et tueurs d’Alger au motif qu’ils constituent un moindre mal (la tendance des “éradicateurs”). Cette guerre se déroule même sur le sol français (avec, par exemple, l’assassinat d’un des principaux imams parisiens, le Cheikh Sahraoui, considéré comme un “modéré” du Front islamique du salut), et provoque la sanglante aventure de jeunes islamistes français poseurs de bombes contre des civils en France. Les circonstances de la mort de l’un d’eux, Khaled Kelkal, lui donnant, pour certains, une image de martyr...
Ce sont ensuite les évènements du Proche et Moyen Orient, surtout l’évolution du conflit israélo-palestinien et la première intifida, et la première guerre du Golfe.
Au problème fondamental de la dérive sociale de certains jeunes des cités, va s’ajouter pour une poignée d’entre eux, une dérive politique extrémiste médiatiquement très soulignée. Les autorités vont réagir et, au nom du rétablissement de l’ordre, favoriser le confessionnalisme de l’État ou des collectivités locales républicaines. Celles-ci vont dès lors, et pas toujours consciemment, favoriser les mouvements religieux en leur assignant implicitement ou ouvertement le rôle de ramener le calme.
C’est dans ce contexte que s’est constitué le paysage islamique français du début du XXIe siècle.


Pratiques et doctrines religieuse et formes d’engagement politique


Les organisations dont nous allons parler qui se réclament de l’Islam et interviennent aujourd’hui dans la cité le font de diverses manières, en fonction de leurs présupposés théologiques, de leurs modes d’insertion dans la société, de leurs lignes politiques. Si le champ dogmatique religieux a de l’influence sur les champs social et politique, ils ne se confondent pas. Pour comprendre ce type de relation religieux-politique prenons des exemples extérieurs à l’islam : les tenants de l’école religieuse libérale du judaïsme adoptent une posture généralement plus progressiste par rapport aux phénomènes de société que les écoles orthodoxe ou conservatrice, mais cela ne conditionne pas tous leurs positionnements politiques. Ainsi dans l’Association des rabbins pour la paix, tant aux États-Unis qu’au Pays- Bas ou en Israël, il y a des rabbins des trois obédiences ; par contre cette association n’a pratiquement pas de membre français, toutes obédiences confondues. Martin Luther King était un baptiste de stricte obédience, respectant les règles de cette église protestante en matière de mœurs, ce qui ne l’a pas empêché d’être le cristallisateur d’un front de défense des droits civiques dépassant largement et les noirs et les baptistes. On trouve des phénomènes analogues dans les organisations musulmanes. Il faut donc se méfier d’une catégorisation trop rigide car elle ne s’avérerait pas pertinente pour chacune des différentes questions posées.
Certaines organisations sont d’abord des structures constituées autour des mosquées. Mais il n’y a pas en Islam de séparation tranchée entre prêtres et laïcs - de ce point de vue les musulmans sont très différents des catholiques et très proches des calvinistes ou des juifs. Et ces associations cultuelles organisent directement les fidèles. Ce sont donc celles qui s’inscriront le plus facilement dans le champ du confessionnalisme : l’Institut de la Mosquée de Paris, la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), l’Union des organisations islamique de France (UOIF), le Comité de coordination des musulmans Turcs de France ...
D’autres organisations sont d’abord des mouvements spirituels. Ces mouvements piétistes existent aussi dans les autres religions (charismatisme catholique, évangélisme protestant, hassidisme juif, etc.). En islam il y a par exemple les mouvements de prédication ou les groupes soufis et néo-soufis. Chacun de ces groupes piétistes peut avoir des comportements très différents dans leur manière de s’insérer dans la société.
Il y a enfin les mouvements plus sociaux au sens non religieux du terme, qui s’inscrivent en tant que témoignage musulman dans le paysage socio-politique, comme beaucoup d’organisations l’ont fait chez les chrétiens, mais ces mouvements peuvent être communautaristes (qui se construisent de manière fermée sur leurs communautés ou sectaires dans la relation avec leur environnement) ou ouverts (qui se construisent en acceptant l’alliance avec les mouvements sociaux non confessionnels).
Nous pouvons aussi analyser le positionnement de chacun de ces mouvements cultuels, piétistes, communautaristes, ouverts, par rapport à la grille que nous indiquions au début de ce texte, au sujet de l’Islam politique non islamiste, de l’islamisme, du salafiste. Enfin dernière grille plus traditionnelle, celle du degré de conservatisme ou de progressisme de chacun de ces mouvements qui dépend évidemment des sujets abordés (justice sociale, égalité homme femme, violence et non-violence, etc.)


Principaux acteurs du “ Paysage islamique français ”


Compte tenu de ce qui précède, on peut tenter une typologie, en gardant en mémoire :
-que de nombreuses organisations ne sont pas homogènes ;
-qu’à la base la majorité des croyants militants ne sont pas adhérents formels d’une organisation ou le sont indirectement à travers un groupe local plus ou moins organisé (il existe entre un et deux milliers d’associations actives qui indiquent un objet social en relation avec l’Islam) ;
-que les frontières entre organisations sont souvent floues;
-qu’il existe de plus en plus de petits groupes de jeunes auto-organisés qui se “bricolent” une identité islamique, qui peut être aussi bien très ouverte que très sectaire, tout à fait indépendante ou plus ou moins vaguement liée à une des organisations citées ci dessous ; évidemment ce type d’auto-organisation échappe à l’observation superficielle. Nous allons dérouler néanmoins cette typologie schématique des mouvances.


Un islam politique plutôt conservateur et relativement notabilisé.


C’est celui des organisations cultuelles qui dominent le Conseil français du culte musulman. En principe cet organisme ne devrait s’occuper que du “ culte ” (gestion des mosquées, cimetières, abattage rituel, pèlerinage, etc.), en fait ses composantes se positionnent (ou sont sollicitées par l’État pour se positionner) sur tous les sujets de société. Ces mouvements bénéficient des moyens que leur donne le contrôle de la zakât (les bonnes œuvres), de la viande Halal, etc. .
En son sein, pour des raisons historiques, la Mosquée de Paris joue un grand rôle, sans relation avec son influence (faible) sur le terrain. Ses liens avec l’État algérien sont notoires. Son président, Dalil Boubakeur se présente comme modéré et son plus brillant prédicateur Soheib Bencheikh comme un apôtre de la raison, ce qui ne signifie nullement que les imams qui se reconnaissent dans ce mouvement soient tous “progressistes”. Il s ‘agit d’abord d’un mouvement qui se conforme aux demandes des États (l’État français et l’État algérien), très prisé des cercles de pouvoir mais sans grande influence sur la réalité de terrain.
La Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) est historiquement liée au pouvoir marocain. Elle contrôle certaines grandes mosquées (comme celle d’Evry). Sa base de masse est bien supérieure à celle de la Mosquée de Paris et elle cherche avec un certain succès à s’affranchir d’une tutelle marocaine trop voyante et à élargir sa base, notamment au-delà des musulmans d’origine maghrébine. En terme de “progressisme” des enseignements que diffusent les mosquées qui s’y reconnaissent, il n’y a guère de différence avec celle de la Mosquée de Paris ou de l’UOIF, une dominante conservatrice, quelques expressions plus progressistes ou plus islamistes.
L’Union des organisations islamiques de France (UOIF) est, de très loin, l’organisation qui a la base sociale la plus forte comme en témoigne le succès croissant de ses rassemblements annuels du Bourget (25 000 participants lors de l’édition 2004 dont une très grande majorité de jeunes). Elle a su construire autour d’elle des organisations de masse actives : Ligue française de la femme musulmane, Etudiants musulmans de France, Jeunes musulmans de France, Scouts musulmans, Secours islamique.... Elle contrôle d’importantes mosquées comme Lille ou Bordeaux. Elle apparaît comme la plus indépendante, non liée aux États du Maghreb, moins soumise à l’État français (qu’elle se garde bien de provoquer... et réciproquement), même si elle a pu bénéficier de largesses de financeurs du Moyen Orient et des faveurs de ministres de la République. _ L’influence des Frères musulmans y est indéniable, notamment dans sa sphère dirigeante. Cette caractéristique ne la rend pas beaucoup plus “intégriste”, dans sa réalité de terrain que ses rivales, même si des islamistes y sont présents. En effet, du fait de la réalité sociale de sa base, elle est confrontée à la concurrence de terrain d’autres mouvements ou mouvances socialement actifs, progressistes d’un coté, communautaristes ou salafistes de l’autre. Elle y répond au travers de ses efforts pour sortir du confinement des musulmans et sa politique active de représentation de l’Islam, d’une part dans le dialogue inter religieux, qui se concrétise par exemple ses rencontres avec le Conseil représentatif des institutions juives, ou sa participation au lancement de l’association “d’amitié judéo-musulmane” (crée sous l’égide du consistoire et de la mosquée de Paris), ou encore au travers des interventions dans le champ culturel de Tareq Obrou l’imam de Bordeaux, etc., et d’autre part dans le champ politico-social, avec sa participation à la manifestation unitaire anti-raciste du 7 novembre.
Dans l’islam turc, le mouvement Milli gorüs, représentation d’un puissant mouvement historique en Turquie, très implanté en Allemagne, a aussi de solides bases françaises. En Allemagne et en France, il est resté sous l’influence de l’aile “Erbakan” du mouvement islamiste, ce qui le situe aujourd’hui sur des positions conservatrices et islamistes, contre l’aile réformatrice de l’islamisme turc, celle du Premier ministre actuel Recep Erdogan et de son parti AKP. Cette dernière progresse en influence tant dans certains secteurs issus du Milli gorüs, qu’au travers de la structure mise en place historiquement par le confessionnalisme d’État turc, le Dyanet vafhi. Les diverses tendances turques cohabitent dans le Comité de coordination des musulmans Turcs de France (CCMTF) qui revendique plus d’une centaine de mosquées.
Pour mémoire citons également La Fédération française des associations islamiques d’Afrique, des Comores et des Antilles (FFAIACA) qui représente une communauté importante.

 

Une mouvance intégriste et salafiste radicale.


Les éléments les plus radicaux de cette mouvance, ceux que Gilles Keppel appelle les djihadistes (de Djihad, traduit très imparfaitement par “guerre sainte”), sont clandestins ou très discrets, comme le mouvement turc Kaplanci ou le mouvement d’origine libanaise Ahbache. Certains petits groupes agissent depuis des années en France. Ils se sont parfois formés en relation avec les réseaux armés, algériens notamment (GIA, GSPC) ou internationaux et c’est à travers eux qu’ont transité de jeunes combattants français retrouvés en Afghanistan ou en Irak ou impliqués dans des attentats aux États-Unis ou au Maroc.
D’autres plus légalistes, ne prônent pas la Djihad violente, mais développent des visions, sectaires et réactionnaires de l’islam, plus ou moins fermées. Ils se situent en dehors ou à la périphérie des grandes organisations, comme l’inénarrable Adelkader Bouziane imam de Vénissieux qui préconisait aux maris de ne pas battre leurs femmes sur le nez mais sur les fesses ! Il ne s’agit pas d’un courant organisé en tant que tel mais d’une mouvance influencée par les écrits et prêches, wahhabites notamment, diffusés dans tout le paysage islamique français.
Beaucoup plus organisés, les prédicateurs piétistes Tablighis et leur expression française “Foi et Pratique” qui a une réelle audience en France et en Europe. Ce mouvement, Jamâ’at Tabligh (Mouvement de la transmission) a été fondé dans les années 20 par cheikh Muhammad Ilyaas al-Kaandahlawee, un religieux de l’école islamiste indienne Déobandie. Pas ce que l’on fait de plus ouvert en Islam ! Les Tablighis, qui se veulent moralistes et non violents, interviennent quotidiennement contre les dealers dans les cités ou dans les prisons et ont contribué, ces dernières, années au formatage (sectaire) de nombreux jeunes imams.
Une mouvance communautariste nouvelle
Ces dernières années, des mouvements nouveaux tentent de se constituer en porte-parole politique des musulmans de manière communautariste. Ils sont souvent animés par des musulmans français qui ont eu une expérience d’engagement politique et associatif dans des organisations françaises et semblent en être revenus aigris ou mal à l’aise. Ils s’inspirent du lobbying anglo-saxon ou croient s’inspirer de ce qu’ils perçoivent du judaïsme français (il y a une tendance très forte dans les mouvements musulmans à mythifier l’influence supposée du Conseil représentatif des institutions juives de France - CRIF -). Le plus connu de ces groupes est le Parti des musulmans de France (PMF) de Mohamed Latrèche implanté notamment en Alsace. Plusieurs autres mouvements comptant parfois des non-musulmans se situent sur des lignes voisines les unes des autres : l’Union française pour la cohésion nationale (UFCN ) de Moustapha Lounes, qui présente systématiquement des candidats aux élections, le Mouvement pour la justice et la dignité (MJD) implanté en banlieue parisienne, le regroupement Face au racisme ensemble et solidaires (FARES ) constitué en décembre 2003 ou l’on retrouve aussi la Ligue internationale pour la défense de l’islam et des musulmans. Ces mouvements tentent de se construire à travers des mobilisations “pro-voile” sur une ligne qui est antagoniste à celle de mouvements ouverts comme le Collectif des musulmans de France (cf. ci dessous) et en rivalité avec l’UOIF. Dans ces mouvements les références antisémites et les approximations racistes sont fréquentes.


La mouvance ouverte


Les mouvements musulmans qui veulent se construire, témoin de l’islam, dans le mouvement social se distinguent des mouvements qui veulent se construire comme composante musulmane séparée du mouvement social et a fortiori de ceux qui veulent se construire comme islam en dehors du mouvement social ou contre lui. C’est toute la différence entre une logique de secte, une logique de communauté et une logique ouverte d’insertion. Les mouvements musulmans ouverts se réclament volontiers de la conception, développée par Tariq Ramadan, du monde comme “dar ash shaada” (la maison du témoignage) contre la dichotomie des traditionalistes qui opposent “dar al islam” (la maison de l’islam) au monde des infidèles “dar al arb” (la maison de la guerre).
Il n’est pas étonnant de trouver au cœur de cette mouvance un groupe qui tire ses origines du mouvement social des banlieues à l’époque de la “marche des beurs”, en particulier en région Rhône Alpes, le Collectif des musulmans de France (CMF). Ce mouvement se réclame de la laïcité et ses militants participent aux mouvements associatifs progressistes en France, dont l’altermondialisme n’est qu’une des formes, constituent des alliances et développent des échanges avec des mouvements non musulmans, parfois très éloignés des conceptions musulmanes. Dans “l’affaire du voile », l’UOIF a cherché à concilier une position de non-confrontation avec les autorités et de récupération des manifestations pro-voiles des communautaristes PMF et CFCN. Le CMF a au contraire rompu clairement avec ces derniers, et agit contre les discriminations à l’école sur le terrain commun à des mouvements féministes et laïques qui ne sont nullement “pro-voiles ».
Des mouvements plus spécifiquement religieux que le CMF participent également à cette mouvance ouverte, comme Présence musulmane ou le groupe piétiste se réclamant du Soufisme Participation et spiritualité musulmane (ce groupe s’appelait à l’origine “spiritualité musulmane”, l’adjonction du mot “participation” reflétant son évolution vers un engagement social ouvert). Il est intéressant de noter que ces mouvements regroupent de nombreux jeunes, dont beaucoup de femmes, certaines de ces dernières s’engageant de plus en plus, avec des non-musulmanes, dans le mouvement féministe (par exemple au travers du Collectif féministe pour l’égalité)


L’impact des mouvements non religieux sur le paysage islamique français


De nombreux observateurs s’interrogent pour savoir dans quelle mesure les mouvements religieux influencent ceux qui ne le sont pas (le “ péril islamiste ”), mais pas si les mouvements laïcs influencent les mouvements religieux ! Evidemment dans la réalité sociale et politique, les choses ne sont jamais à sens unique et les mouvements religieux, surtout quand ils sont ouverts à leur environnement, sont aussi influencés par les autres mouvements actifs dans les mêmes milieux, soit dans les milieux populaires des cités, soit les milieux de culture Musulmane, soit les espace d’action commune de la société civile, tout ceci ne se confondant pas forcément.
Le Mouvement de l’immigration et des banlieues, ne se réclame pas d’une religion. Il provient aussi historiquement des groupes “beurs” des années 80, n’est pas composé que de militants “issus de l’immigration” ou de culture Musulmane, mais les musulmans y sont majoritaires. Réseau de groupes locaux il est donc naturel qu’il se retrouve sur le terrain, en alliance ou/et concurrence avec des groupes locaux se réclamant de mouvements musulmans, notamment du CMF, ou dans des initiatives nationales communes (Larzac, etc.), sans que cela signifie identité d’objectif et de méthode.
Les relations à la base entre les anciennes organisations issues de l’immigration (ATMF, FTCR, etc..) et les mouvements musulmans demeurent relativement limités, mais les lieux de confrontations et de débats existent et ont tendance à se développer, au niveau de l’engagement local, ou sur des sujets politiques et sociaux généraux, ainsi que sur des questions de défense de droits en France ou dans les pays du Maghreb.
Certains mouvements qui ne regroupent pas spécifiquement des populations Musulmanes ont également construit des relations de dialogue avec des mouvements musulmans, sur le plan local ou national, mouvements chrétiens, Ligue de l’Enseignement, ONG et mouvements de solidarité internationale, parents d’élèves (FCPE), mouvements antiracistes et de défense des droits de l’Homme (LDH, MRAP...) groupes féministes, militants dans des partis politiques (communistes, verts, gauche citoyenne indépendante, trotskistes, libertaires, parfois d’autres..) et syndicats.
Parmi les organisations qui se sont positionnées plus ou moins violemment contre toutes formes d’Islam politique, et dont certaines se présentent comme “Musulmanes laïques” la plupart n’ont pas de base sociale recoupant celle des organisations musulmanes. SOS-racisme et l’organisation crée avec son appui Ni putes ni soumise, sont par contre présentes sur le terrain social, même si elles ne sont pas toujours implantées dans les cités où sont enracinés les principaux mouvements musulmans. Ces organisations sont d’abord des mouvements d’opinion généralistes visant à organiser la population dans son ensemble et qui interviennent sur les questions de discriminations, ou de violence contre les femmes. Elles sont en conflit ouvert avec d’autres organisations antiracistes et généralistes notamment le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), la Ligue des droits de l’Homme ou la Ligue de l’enseignement, sur la question de la place de l’antisémitisme dans le racisme contemporain en France aujourd’hui, que Sos-racisme considère comme “centrale”, et sur le refus de considérer l’islamophobie comme une forme particulière de discrimination. Elles rejettent toute coopération avec les forces de l’Islam politique présentes dans le mouvement social.
Une mention particulière doit être faite au sujet du “Manifeste des citoyens de culture musulmane contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et l’islam politique”, signé par quelques centaines d’intellectuels de France et de pays Musulmans. Il ne s’agit pas d’une organisation, ni d’un courant homogène, puisque y cohabitent des “éradicateurs” très hostiles à toute forme de débat avec des organisations de l’Islam politique même ouvertes et d’autres plus “dialoguistes” qui ne rejettent pas ce type de débat, des signataires qui insistent sur le caractère déterminant de la question du droit des femmes et d’autres qui la jugent moins prioritaire, des réfugiés dont les positions sont surdéterminées par l’histoire de leurs pays d’origine (surtout Algérie et Iran) et d’autres plus attentifs à l’évolution de la société française. Pour le moment cet “espace”, car on ne peut pas parler de courant homogène, a un impact sur la scène intellectuelle française, mais encore aucun sur le “paysage islamique français”.


Des raisons d’être pessimistes...


L’ensemble des rapports et études récents démontre s’il en était besoin, que les discriminations sont nombreuses dans notre société. Elles frappent tout particulièrement une population de deuxième ou troisième génération qui a apparemment le défaut, aux yeux de certains de leurs compatriotes, d’être “issue de la colonisation”. Si les discriminations persistent, les formes de racismes évoluent. Au racisme anti-indigène (mais qui avait son antidote, l’anticolonialisme), au racisme anti-immigré (mais qui avait son antidote, la solidarité ouvrière), vient maintenant se superposer un racisme proprement anti-musulman (mais qui n’a pas d’antidote quand la laïcité qui devrait le constituer est “confisquée” par des islamophobes).
Cette situation favorise le repli, ce que l’on appelle sans trop définir le terme en général, le “communautarisme”, et ce dernier favorise à son tour les affrontements “ethniques”, les préjugés, les dérives racistes et les régressions. Ceci ne concerne pas seulement les communautés stigmatisées (les noirs, les arabes, les jeunes des cités, les musulmans...), mais aussi les stigmatisants, les “majoritaires” qui sans s’en rendre compte, développent aussi repli sur soi, racisme, régression...
Pourtant le “P.I.F.” bouge. Si l’on compare le contenu des échanges et des expériences entre mouvements se réclamant plus ou moins de l’Islam et mouvements d’autres religions ou laïques en France et dans d’autres pays d’Europe il se passe incontestablement beaucoup de choses positives dans notre pays. Le Royaume Uni connaît, certes, des expériences politiques significatives ou coopèrent des forces diverses, dont certaines se réclament de l’Islam (par exemple la coalition politique Respect), mais si l’on compare à la France avec beaucoup moins de débats approfondis et contradictoires entre ses composantes, et peu de mixité (dans tous les sens du mot). Peu de choses comparables par exemple à la commission Islam et laïcité initiée par la Ligue de l’enseignement ou au Collectif une école pour toutes et tous. Aux Pays-Bas les forces progressistes ont découvert avec horreur l’ampleur du sentiment islamophobe populaire après l’assassinat par un fanatique musulman du cinéaste provocateur-crétin Théo Van Gogh, mais aussi leur méconnaissance du “paysage islamique néerlandais réel” masqué par un Islam confessionnaliste et notabilisé. En Allemagne la situation est encore plus paradoxale et potentiellement dangereuse : les tendances dures de l’islamisme turc s’y maintiennent bien mieux qu’en Turquie, du fait de la getthoisation de la communauté turque.
Si l’on a sans doute exagéré le rôle du “Londonistan” (Londres base de l’islamisme), la capitale britannique joue tout de même un rôle important de tribune pour le “paysage musulman mondial”. Mais la France est, à certains égards, plus importante encore, du fait de la taille de la communauté musulmane (proportionnellement deux fois plus importante qu’en Grande Bretagne), du prestige du pays dans le monde Arabe et au-delà, de l’existence de ces échanges et débats au sein du mouvement social, propices à l’éclosion d’une “ijtihad” (interprétation religieuse) progressiste et ouverte.
Malheureusement cet atout risque de disparaître. Des forces considérables se sont mises en tête d’éradiquer tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à de l’islamisme en France. Ce faisant elles attaquent surtout ceux qui agissent au sein du mouvement social et qui sont susceptibles de faire progresser la démarche d’ijtihad ouverte. Ces mouvements étant la principale forme d’islam politique que les “éradicateurs” rencontrent sur leur chemin, ils concentrent sur eux leur ire de croisés de la laïcité. Les présupposés de la loi contre les gamines portant le voile, et surtout les bavures qui l’accompagnent, l’incroyable filon éditorial de la diabolisation de Tariq Ramadan, l’irruption du “garçon arabe” de cités en archétype du danger violeur et terroriste, les tentatives de déstabilisation de la Ligue des droits de l’homme, du Mrap, de la FCPE, tout cela participe de ce qu’Emmanuel Terray a fort bien diagnostiqué comme “hystérie politique” et à laquelle contribuent sans retenue et chacun à sa manière, SOS Racisme , Ni putes ni soumises, l’Union des familles laïques, Le nouvel observateur, Charlie hebdo, Elle, Prochoix, Technikart, Envoyé spécial (Antenne2), une majorité du parti socialiste et une partie de l’UMP, etc., etc.
Cette offensive peut très bien parvenir à ses fins : étouffer dans l’œuf la mouvance ouverte du “paysage islamiste français”. Pour le plus grand bénéfice des conservateurs (au mieux pour Sarkozy) et/ou des fanatiques (au pire pour les musulmans eux-mêmes), ce qui, compte tenu de l’importance symbolique et concrète de l’Islam de France aura aussi des conséquences en Europe et dans le monde.


Bernard Dreano, Président du CEDETIM
Décembre 2004

 

Quelques éléments de biographie
Depuis les anciens ouvrages de Gilles Keppel Les banlieues de l’Islam Seuil (1987), et Bruno Etienne (dir.) : L’Islam en France. Islam Etat et société, éd. CNRS (1990) et quelques ouvrages publiés dans les années qui ont suivit il n’y a pas eu beaucoup d’analyses de l’Islam de France, surtout sous l’angle des mouvements sociaux impliquant des Musulmans, sujet qu’avait traité Saïd Bouamama : Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté éd. Desclée de Brouwer, (1994). Notons dans les parutions récentes : Dounia Bouzar L’islam des banlieues, Les prédicateurs musulmans, nouveaux travailleurs sociaux éd. Syros (2001) ; Xavier Ternisien : La France des mosquées éd. Albin Michel (2002) ; Nacera Guenif et Eric Macé : Les féministes et le garçon arabe éd. l’Aube (2003).
Sur les débats récents en France au sujet de l’Islam et leurs origines et les multiples ouvrages à ce sujet : FTCR, Laïcité, ce voile que je ne saurais voir, FTCR, 2004, le point de vue (pluriel) de la Fédération des tunisiens pour une citoyenneté des deux rives ; Saïd Bouamama : La construction d’un racisme respectable éditions du Geais Bleu (2004) ; Sous la direction de Charlotte Nordmann : Le foulard islamique en question, éd. d’Amsterdam (2004).
Des ouvrages plus généraux sur l’Islam d’aujourd’hui dans le monde, solides et documentés avec des points de vues divers et sur certains points contradictoires : Jocelyne Cesari : L’islam à l’épreuve de l’Occident La Découverte (2004) ; Bruno Etienne : Islam les questions qui fâchent, Bayard (2002) ; Olivier Roy : l’Islam mondialisé, Seuil (2004) ; Abdelwahab Meddeb : La maladie de l’Islam éd. du Seuil (2002) ; Gilles Keppel Jihad Gallimard (2000) et Fitna éd. Gallimard (2004) ; et sur la dimension proprement arabe de la question : Samir Kassir : Considération sur le malheur arabe, éd. Actes Sud Sindbad (2004)
Sur l’Islam et la laïcité : l’ancien ouvrage de Mohamed Chérif Ferjani : Islamisme, laïcité, droits de l’homme éd. L’Harmatan (1991) est difficile à trouver ; le livre de Tareq Oubrou et Leïla Babès : Loi d’Allah, loi des hommes, Albin Michel (2002) présente une vision rassurante (mais conservatrice) de la question ; vision bousculée par Alain Gresh : l’Islam, la République et le monde Éd. Fayard, 2004.
Sur les “ramadaneries” Les enquêtes à charge de Lionel Favrot de Lyon Mag et de Caroline Fourest bénéficient d’une énorme publicité et sont d’ailleurs un excellent moyen pour ne rien comprendre ce qui se passe dans le paysage islamique français. Et si l’on veut savoir ce que pense Tariq Ramadan il a résumé son point de vue dans : Ce que je crois éd. Favre(2004).