La pensée de Finkelkraut, une pensée du passé,
ou: "Touche pas la femme blanche!"
par Gilles de Staal
Cher H.,
merci pour ce texte de l'interview de Finkelkraut. Le discours des baleines
de "la raison des lumières post modernes" se révèle
aujourd'hui à la lueur des incendies sociaux... comme toujours. Carrère
d'Encausse la semaine dernière, aujourd'hui Finkelkraut, Gluksmann aussi
qui n'est pas triste en son genre! Intéressant comme les uns et les autres
éprouvent le besoin de se présenter comme contraints de cacher
leurs vraies opinions, comme persécutés... De s'adresser à
des médias étrangers, comme si ils étaient bâillonnés
ici! Carrère d'Encausse en Russie, Finkelkraut en Israël... C'est
grotesque ! D’autant qu’ils se situent ouvertement du côté
du « manche » comme on dit, du côté des mesures officielles,
du ministère de l’intérieur, de la politique pénale
instituée pour la circonstance, aux côtés de la police,
bref, qu’on ne voit pas bien quels risques leurs discours leur font encourir…
Quant au contenu de ce qu'il dit, c'est proprement effarant! Oui... Effarant
mais peut être pas aussi étonnant. Les valeurs comme on dit, ne
sont que les oripeaux de la position sociale et politique... En ce qui concerne
Finkelkraut, sa position sociale et politique n'est pas un mystère, et
cela depuis bien longtemps. Aujourd'hui, cela nécessite de préciser
le sens à donner aux valeurs dont il se réclame depuis le début.
Je doute qu'il soit obligatoire de le cataloguer comme néofasciste pour
en faire la critique. Je pense même que ce qualificatif obscurcit les
choses plutôt que les clarifier. Il est un homme même pas de droite,
simplement conformiste, idéologue identitaire et patriotique républicain,
cela depuis toujours. Cela le rattache aussi à une certaine tradition
de la gauche missionnaire et idéaliste française. Ces courants
n'ont nul besoin d'être fascistes pour être réactionnaires.
En même temps, il éprouve le besoin de mobiliser l'évocation
de l'expérience de l'immigration juive d'Europe centrale confrontée
à l'extermination nazie, pour dénoncer le role néfaste
que "les Noirs"(!) joueraient selon lui dans les mouvements de la
jeunesse des banlieues.
Ce qu'il dit, au passage, du colonialisme est symptomatique ; il dit en substance:
" La France coloniale n'a pas fait subir aux Noirs ce que ma famille
juive a subi pendant cinq ans. Au contraire, la France n'a fait au noirs que
du bien..." Ainsi les zoos humains, les travaux forcés, les
grands camps de travail du chemin de fer Congo Océan ou du Dakar Niger,
les mines... tout ce que André Gide dénonçait(1)
("sous chaque traverse du Congo Océan il y a le cadavre d'un
nègre"), ce qu'Albert Londres(2) dénonçait,
dans les années trente, soit à peu près au même moment
où les parents de Finkelkraut subissaient les persécutions, n'a
"rien à voir" avec de telles persécutions!
Ce qui est dit en sous texte, c’est : « Ce que mes parents,
- qui étaient des gens comme vous et moi -, ont vécu ne peut rien
avoir de commun avec ce que les Africains non civilisés ont vécu…
Et le prétendre, ce serait une façon de nier la spécificité
de l’extermination des juifs, du génocide. » C'est exactement
l'idéologie coloniale qu'on nous enseignait à l'école,
celle de la loi du 23 février aussi... pas besoin d'être néofasciste
pour cela; conservateur bourgeois cela suffit.
Mais ce postulat est faux et spécieux : il est vrai que ce qu’on
fait les nazis en Europe, - la mise en œuvre industrielle de l’extermination
de populations entières, juifs et tziganes -, est différent de
ce que la France (par exemple) à fait en Afrique ; par contre, ce
qu’ont vécu les familles juives, ou tziganes, ou slaves,
pourchassées, capturées, regroupées, mises en esclavage
ou exterminées, en fonction de leur « race », a beaucoup
à voir avec ce qu’ont vécu les familles africaines, (ou
arabo-berbères, ou annamites, ou papoues…) pourchassées,
regroupées, mises aux travaux forcés ou simplement exterminées
(Bushimens ou Pygmées…), cataloguées et étiquetées
en fonction de leurs qualités « raciales » supposées,
par les administrateurs coloniaux ( telle ‘ethnie’, par exemple
les ‘‘soudanais de haute stature robustes et de tempérament
docile’’ sont aptes à l’utilisation dans les grands
travaux d’aménagement, telle autre, par exemple les ‘‘
pygmées, race dégénérée, physiquement
atrophiée, encore proches du singe’’ peuvent être
chassés comme un gibier, ou les ‘‘Hottentots, dont les
femelles sont bonnes reproductrices, et qui peuvent servir au travail dans les
mines’’, d’autres qui sont ‘‘bons pour
le travail sur les plantations mais n’obéissent qu’au fouet’’…
etc., etc. ) . Et la trace qui en est restée dans la mémoire et
la sensibilité africaine ressemble beaucoup à la trace laissée
chez certains (juifs, tziganes et slaves) par les cinq ans de domination nazie
sur l’Europe.
Dire
cela n’est nullement faire preuve de « négationnisme »
ni de « révisionnisme ». Mais il faut aussi savoir, comme
le disait Galilée, « modifier le point d’observation
» pour comprendre « qu’il n’y a pas de point
fixe dans l’univers », pas même celui de la « Shoah
». Tout au plus peut-il y avoir certains rapports constants entre divers
points non fixes… Et il y a bien un rapport constant entre l’idéologie
coloniale et la vision raciale nazie portée sur les populations européennes.
L’idéologisation des théories darwiniennes (issues de la
pensée des lumières) revisitées par Gobineau, c’est
le socle commun de la pensée coloniale et de la pensée raciale
nazie. La première est d’application exogène, la seconde
est d’application endogène, c’est toute la différence.
A quoi tient cette différence ? Au fait que la bourgeoisie industrielle
moderne allemande ne disposait pas d’un espace colonial extra européen
à sa mesure, et que, culturellement et historiquement, elle considérait
l’Europe orientale et la steppe slave comme son champ d’expansion
colonial naturel (Lebensraum). La théorie raciale, elle, est la même.
Les nazis, avec « cet esprit de méthode un peu borné de
la race allemande »(3), n’ont fait
qu’appliquer à des Européens comme vouzémoi, les
théories pseudo scientifiques que les autres nations européennes
appliquaient sans état d’âme à des peuples exotiques
et réputés sauvages, avec le sentiment d’œuvrer au
progrès général de « L’Homme ». Les nazis,
eux aussi, se considéraient comme modernistes, progressistes, et prétendaient
combattre « la réaction » (voir les paroles de l’hymne
nazi : le Horst-Wessellied(4)). Alors, est-ce
cela qui fait de « la Shoah» une monstruosité indépassable,
et incomparable (pour reprendre les formules de Lanzmann) ? Le fait d’avoir
appliqué à des Européens « normaux », les théories
et les pratiques que l’on appliquait sans angoisse majeure aux Noirs,
aux Papous et autres « sauvages » ? C’est cela que veut nous
faire comprendre Finkelkraut ? : La bonne vieille injonction : « touche
pas la femme blanche ! »…
Après guerre, dans les années cinquante, on m’enseignait,
en cours préparatoire du Certificat d’études de l’école
communale républicaine du dix huitième arrondissement de Paris,
les races humaines : les caucasiens dolichocéphales, les africains prognathes,
les asiatiques brachycéphales, la hiérarchie du développement
entre ces divers groupes… schémas à l’appui dans le
manuel scolaire, et l’œuvre coloniale d’élévation
raciale des sauvages… Certes toutes ces races étaient « humaines
», mais… représentaient des « stades différents
de l’évolution » (darwinienne) pour parvenir à
la perfection du dolichocéphale caucasien (« nous, quoi.. »)
chez qui les différentes facultés humaines (manuelles, motrices
et intellectuelles) « se conjuguent dans l’harmonie des formes
physiques ». Y a-t-il là une si grande différence avec
les délires « scientifiques » du théoricien nazi des
races, Rosenberg ?
Dans l’univers du XIXème et de la première moitié
du XXème siècle, où la question de la distance et du temps
était posée comme un rapport intangible, l’idée de
l’Homme était une idée abstraite. Concrètement, il
y avait nos semblables, ceux qui étaient dans le même espace-temps
que nous, et les autres, différents et lointains… exotiques. Et
ce que vivait un homme de notre espace-temps (disons indoeuropéen) ne
pouvait paraître que différent de ce que vivait un homme de ces
contrées exotiques, ces "indigènes" dont on
ignorait la langue (le dialecte !) et les sentiments, et dont les femmes ne
savaient que "pousser des you-you stridents". L’humanisme
de Finkelfraut en est resté à ce stade, de l’ « Homme
», abstrait. Seulement cet "Homme" abstrait, personne ne l'a
jamais croisé dans la rue, personne ne l'a jamais rencontré, il
n'existe que dans l'esprit de A. Finkelkraut qui l'a intitulé "universel"
et, si on essaie de lui donner un visage, une silhouette, celle ci est très
particulière et fort peu universelle: c'est l'homme indo européen
de culture judéochrétienne, en chemise, pantalon et veste à
boutons, cultivant le refoulement sexuel et habitant les metropoles du commerce
globalisé. Il lui faudrait sortir de cette métaphysique pour percevoir
que les hommes, si différents soient ils dans leurs aspects physiques,
dans leurs langues, et dans leurs conceptions du monde, sont les mêmes
dans leur ‘stade d’évolution’, et que ce qu’ils
vivent, éprouvent et connaissent est parfaitement interchangeable. Qu’aujourd’hui,
le rapport espace-temps s’est bouleversé, et que cela a profondément
modifié notre perception des hommes, notre expérience du savoir
humain ; qu'un Afar famélique de Djibouti peut apprécier les mêmes
films que lui, que l’on utilise le même dentifrice à St Denis,
à Ouagadougou et au New Jersey, que l’on se parle directement entre
une montagne papoue et un bureau de la rue St Dominique, et que la fille d’un
chaman subsaharien est caissière dans un supermarché de Londres
; qu’un herboriste indien d’une tribu andine discute des brevets
du traitement de la chystosomose avec l’institut Pasteur ; que ceux que
l’on voyait ‘arriérés’ (temps) et ‘exotiques’
(espace) ne le sont pas plus que nous ; que l’on peut être bouddhiste
et chti, animiste et professeur à Yale, juif et Falasha vêtu d’un
pagne… Que l’on peut être paléo ou néolithique
en Amazonie, et utiliser parfaitement bien l’internet… et donc,
bon Français, noir, habitant de Seine St Denis, s’y sentir chez
soi, et considérer que le statut colonial de l’indigénat
est tout à fait équivalent au statut racial que les nazis appliquaient
en Europe… et que cela mérite peut-être bien les mêmes
réparations, ou tout au moins les mêmes égards!
Plus prosaïquement, il semble très difficile à Finkelkraut
d’admettre que le fils d’un noir arrivé d’un village
malien pour travailler à la ville de Paris ne se considère pas
si différent du fils d’un juif venu d’un shtettle oûtre-danubien
dans les années trente. Métaphysiquement, il y reconnaîtra
sans doute «L’Homme», mais il a du mal pratiquement à
y voir des hommes, semblables. Encore un petit effort. C’est urgent, car
c’est précisément là, aujourd’hui dans un monde
différent quant au rapport espace-temps de celui du siècle dernier,
que se joue la question du racisme. Il urge de sortir de la métaphysique
!
Simplement, il n'est pas mauvais de prendre la mesure de ce que le conservatisme
bourgeois signifie... aujourd'hui. Je ne pense pas Finkelkraut fasciste, je
ne le vois pas défendre l'appel aux mouvements populaires galvanisés
par les mystiques raciales, la catharsis du chef, le mépris du savoir
et de la raison, l'idée de l'Etat organique et le culte de la force...
non. Il est un républicain ordinaire. Il déraisonne, certes, mais
aussi raisonnablement que le conformisme bourgeois en général.
La raison de Finkelkraut est déraisonnable, parce qu’elle
est une raison vieille, celle d’un monde passé, celle
d’un espace-temps qui n’a plus cours. C’est pour cela qu’elle
se confond étrangement, quand il la profère, avec la pensée
qu’il croit combattre (le fascisme), et que cette apparente confusion
l’envahit d’un malaise qu’il confesse lui-même après
coup, sans pouvoir le comprendre ; les deux pensées sont marquées
par la même vieillerie.
C’est aussi
en cela que les révoltes, si autistes soient elles, qui enflamment nos
« banlieues », sont une marque bien plus générale
du monde moderne, du besoin d’une pensée et d’une vie à
venir. Elles sont autistes car elles ne sont encore qu’un symptôme,
que l’on retrouve partout où la modernité a bouleversé
les modes de vie d’un espace-temps figé. A nous de contribuer à
ce qu’elles découvrent leur langage et leurs paradigmes, bien loin
sans doute du vieux paradigme métaphysique et bourgeois de « L’Homme
» (blanc.. normal quoi !) ; les paradigmes de la libre association des
hommes réels et concrets, émancipés des identités
chimériques que leur assigne un ordre social hérité de
la pensée coloniale.
A nous de savoir aussi retrouver le sens de la critique de la raison bourgeoise,
sans à chaque moment faire appel aux mythes de l'antifascisme.
Bien à toi et à vous tous. Je suis un peu loin de Paris
.
Gilles de Staal
(1) André Gide: Retour du Congo. (Gallimard-NRF) Paris 1927.
(2) Albert Londre: Terre d'ébène. (Albin Michel) Paris 1929. Reédité en 2001 par Le Serpent à Plume.
(3) Pour reprendre une formule très courante chez les patriotes et républicains bon-ton, dont Finkelkraut se sent l'héritier.
(4) Paroles du refrain: "... les camarades tombés sous les balles du Front Rouge et de la réaction marchent en esprit dans nos rangs..."