A propos de la démocratie participative 

GOUVERNER: UNE SUBVERSION DEMOCRATISANTE

 

par Tarso Genro

La « démocratie participative » est aujourd’hui, en France, la tarte à la crème de l’innovation politique, depuis la gauche révolutionnaire jusqu’aux sociaux-démocrates, en passant par les verts et les alter-mondialistes. Cette idée vient de l’expérience de gestion municipale du Parti des Travailleurs brésilien, et Tarso Genro qui fut maire de Porto Alegre  de 1988 à 1999 (première capitale conquise alors par le PT) en est, en quelque sorte, « l’inventeur » avec la création des conseils de quartier et le Budget participatif.

Ce texte, tiré d’une conférence débat avec Patrick Braouzek, qu’il tînt au Festival « La cita » de Biarritz en septembre 1999, permet de replacer cette notion dans la stratégie de conquête d’espaces de lutte pour les mouvements populaires, telle qu’elle a été élaborée par le PT, loin des lectures institutionalisantes ou réductrices qui prédominent en France. Tarso Genro est aujourd’hui ministre le l’Education et de la Culture du gouvernement Lula.

(Ce texte, édité et traduit par Gilles de Staal, a été publié dans l’Humanité en octobre 1999)

 

 

Porto Alegre est une ville de 1 million 350 mille habitants, et dont l’histoire de participation populaire vient de la résistance à la dictature militaire. Durant les années de plomb au Brésil, une vague de mouvements communautaires pour de meilleures conditions de vie, - groupes de mères, clubs de services, associations de quartiers, de rues -, avait tissé une espèce de réseau d’organisations politiques de solidarité et de revendications.

Quand la gauche gagna les élections en 1988, nous pensions transformer Porto Alegre en une espèce de Commune de Paris, autrement dit en Cité de la démocratie directe. La réalité politique nous enseigna vite que c’était impossible, mais qu’il fallait rechercher une subtile et complexe combinaison de la démocratie directe avec la démocratie représentative. C’est ce que nous fîmes.

Il est nécessaire de comprendre qu’un pays comme le Brésil, et par conséquence ses villes, souffre de ce que les économistes et politologues appellent: ajustement structurel. Cet ajustement structurel de l’économie détermine une profonde rupture de la relation de l’Etat avec la société. A partir de cette vision, nous avons donné forme à une espèce de contrôle public de la société sur l’Etat et, par conséquence, une réarticulation des institutions démocratiques représentatives avec la société civile organisée. Ce qui se passe aujourd’hui est le résultat de cette longue expérience. La ville est divisée en 16 régions. Ces 16 régions ont 16 conseils populaires ouverts. Ces 16 Conseils populaires ouverts élisent des délégués en assemblées publiques auquelles tout citoyen peut participer dès lors qu’il prouve qu’il habite dans la région et qu’il a plus de 16 ans. Ces délégués forment un conseil de participation directe, le Conseil du budget participatif. Ils vont introduire dans le projet budgétaire les priorités discutées et votées dans chacune des communautés de ces 16 régions. Ces délégués sont donc des délégués de la démocratie directe et ils transmettent à l’exécutif municipal les priorités de chacune des régions. C’est sous l’orientation des votes directs de ces régions, organisés dans les assemblées de conseils populaires, que le maire structure le projet de budget municipal.

Evidemment, ces conseils populaires ne fonctionnent pas de manière anarchique. Ils ont leurs règles autonomes adoptées aux plénums de ces 16 conseils: le règlement interne du budget participatif.  C’est une norme de droit public non étatique qui est aussi respectée par le corps municipal.

Il y a une rotation dans la participation aux conseils. Le budget participatif est aujourd’hui connu de 85% de la population et 300 000 personnes environ ont déjà participé directement ou indirectement aux assemblées ouvertes. La participation directe est de 25 à 30 000 personnes par an, et la participation indirecte atteint 60 000 personnes. Il existe également des journaux préparatoires aux assemblées plénières, publiés par les entités communautaires dans les sous régions et au total dans la ville, plus de mille entités communautaires participent à la publicité de ces conseils populaires.

Une fois établi, le projet de budget est remis au conseil municipal, qui est le parlement municipal. Il faut comprendre que l’exécutif, le gouvernement de la ville, c’est le maire, élu directement par la population, pour quatre ans, au scrutin majoritaire. Le conseil municipal, élu lui aussi pour quatre ans, mais à la proportionnelle, est le législatif. C’est ce conseil municipal qui, en dernière instance, a le devoir légal de décider du budget. A partir de la remise du projet au conseil municipal, s’établit une dialectique triangulaire: conseil municipal, exécutif municipal, et délégués des conseils populaires. Cette relation triangulaire qui est tendue, négociée, conflictuelle, mais qui débouche sur un accord après moult débats et négociations, détermine l’approbation du budget. A partir de là, le maire publie, dans un livre spécial destiné à toute la population, la liste des priorités qu’il est obligé de respecter jusqu’à l’année suivante. Les délégués des conseils populaires organisent alors un contrôle sur pièce des travaux décidés en constituant des commissions de contrôle dans chaque région.

Se constitue ainsi ce que nous avons théorisé comme une nouvelle sphère publique non étatique. A travers un contrat politique, elle se subordonne l’exécutif, en établissant une relation directe du pouvoir exécutif avec la société civile active, et présente les résultats de cette relation au conseil municipal qui a constitutionnellement le devoir de voter la loi budgétaire. Il s’agit donc d’une coordination de la démocratie directe de participation volontaire, avec la démocratie représentative, formelle, originaire des révolutions démocratiques du siècle passé.

C’est un engagement programmatique, exclusivement politique, du gouvernement du Parti des Travailleurs et du Front populaire qui fait que le projet budgétaire est établi avec la participation de ce Conseil de délégués. Pour l’exécutif municipal, les décisions des assemblées populaires ne sont donc pas consultatives. Elles engagent l’exécutif a travers une relation de confiance, et il se considère subordonné à leurs décisions. C’est la raison pour laquelle les communautés participent, et si c’était simplement consultatif, selon nous, elles ne participeraient pas.

Par rapport à cette politique d’administration populaire, le conseil municipal institutionnel, formel, se divise en trois courants bien identifiés. Le premier, c’est la base parlementaire du gouvernement; dans le premier gouvernement, il ne représentait que 20% du parlement municipal. Aujourd’hui, il atteint presque la moitié. Ce courant, bien sur, accepte et stimule le budget participatif et il va jusqu’à mobiliser la population pour le soutenir. Il y a un deuxième courant, qui cohabite avec, plutôt par nécessité, parce que, tout simplement, ses électeurs y participent et interviennent dans les processus de formation des décisions.  Il y a, enfin, un troisième secteur, en désaccord avec le budget participatif, qui veut le détruire, ou encore le subordonner au conseil municipal. C’est un secteur qui a une vision absolument négative de la participation directe car il obtient ses votes par ce que nous appelons le clientélisme. C’est une pratique, introduite par les politiciens traditionnels, qui troque une faveur contre un vote. J’ai un problème en face de chez moi, ou sur la place centrale de mon quartier, ou un problème d’électrification de ma rue, et à travers un politicien a qui je sers d’agent électoral, j’obtiens le bénéfice que l’Etat, effectivement, me doit, mais qu’il ne me donne pas, a moins justement de le redistribuer sous cette forme. C’est l’état d’esprit qui présidait au fonctionnement de l’ample majorité des communautés au début de l’établissement du budget participatif. La vision de la politique qui existe dans les grandes masses est la même que celle qui caractérise la plupart des politiciens traditionnels. C’est l’utilitarisme, le pragmatisme, l’échange, l’avantage, la faveur. Ca a donc été notre premier affrontement. Il fallait dire: «il n’y a pas échange. Ce qui existe, c’est un nouveau centre de décision. Il faut travailler collectivement pour que ces décisions, devant le pouvoir exécutif, ait une certaine validité.»

Ce clientélisme a subi un très gros préjudice avec la démocratie participative et donc oppose une très grande résistance au conseil municipal. Mais aujourd’hui, le degré de résistance est déjà bien moindre. Le conseil municipal s’est renouvelé, et les personnes qui sabotaient ou s’opposaient au budget participatif, généralement n’ont pas été réélues.

Aujourd’hui, nous avons approximativement 80 villes qui réalisent ce procès de budget participatif. Ce n’est pas un processus identique partout, mais partout, il est semblable. Dans certaines villes, à Belo Horizonte (2 millions d’habitants) par exemple, il est identique.  Mais la majorité sont des adaptations aux conditions locales, y compris culturelles de l’expérience de la citoyenneté.

La globalisation économique, telle qu’elle s’effectue, obligeant les pays de la périphérie à s’intégrer non d’une façon coopérative et souveraine, mais d’une manière subordonnée et dépendante, entraîne, comme première conséquence, une réduction globale des fonctions normatives de l’Etat. L’Etat, comme structure traditionnelle formelle de pouvoir réduit sa capacité de décision, au profit des capacités de décisions constituées dans les pays centraux.  Les questions du Brésil, par exemple, sont beaucoup plus décidées en fonction de ce qu’exige la Banque centrale américaine ou le FMI, qu’à partir de la volonté du sujet politique constitué dans le processus démocratique du pays. Du coup, l’Etat réduit sa fonction normative et se transforme en une structure de transfert des fonctions normatives du capital financier.

La deuxièmement conséquence de la mondialisation est l’augmentation brutale de l’exclusion sociale, et la déstructuration des sociétés de classes traditionnelles. Le sujet politique capable de négocier des issues, de gérer des conflits, ce sujet perd aussi sa capacité constitutive à la politique. Par conséquence la société entière se désarticule dans les formes traditionnelles qui donnèrent leurs bases aux processus démocratiques obtenus par la modernité: la démocratie représentative, l’Etat de droit démocratique, les droits formels, passibles de se transformer en droits matériels.  Conséquence: la crise de la politique entraîne une réduction de la capacité de décider. Cela amène au scepticisme, à un discrédit des organes politiques démocratiques, qui peut y compris favoriser des tendances autoritaires.

Que pouvons nous faire? Chercher à reconstituer la sphère publique, à travers une autre relation de la société civile et de l’Etat.  Cela ne peut être réalisé, selon nous, qu’à partir de ce que nous appelons une subversion démocratisante, qui donne effectivité aux droits, qui les rende concrets. Pour obtenir cette concrétion, il est nécessaire de dissoudre l’abstraction bureaucratique et autoritaire qui sépare l’Etat de la citoyenneté. Pour que la citoyenneté reprenne foi dans la force de décision de la politique.  Pour qu’elle ne soit pas simplement représentée, mais qu’aussi elle se présente, autrement dit qu’elle soit présente elle même sur la scène publique, à travers tous les processus effectifs que cela suppose.

Notre vision du budget participatif, c’est donc une espèce d’indicatif de ce que serait une réforme démocratique de l’Etat, qui ne peut être simplement pensée comme une réforme de l’appareil administratif, ni comme une réduction du poids corporatif des fonctionnaires, ni même comme des réformes légales internes des appareils de

pouvoir. Une réforme de l’Etat doit être pensée à travers une nouvelle relation de l’Etat avec la société, pour déstabiliser le pouvoir accumulé dans l’appareil de l’Etat. Et à partir de là, il est possible de penser une réforme qui ne se limite pas

à la ville, mais qui combine des formes de démocratisation du pouvoir local avec des transformations économiques et sociales dans une réforme générale de l’Etat qui parvienne à inverser la place des vainqueurs dans les actuelles règles du jeu. Parce que les règles formelles aujourd’hui dans la société brésilienne, désignent toujours les mêmes vainqueurs : ceux qui contrôlent la machine publique, qui à travers l’utilisation de cette machine instrumentalisent les grands moyens de communication, et qui relient l’Etat brésilien avec les grandes corporations économiques qui sont le véritable problème corporatif du Brésil.

 

 

Il s’agit donc d’une expérience qui tente de récupérer un horizon utopique. Si on perd cela de vue, soit on se réduit a une vision pragmatique de démocratie participative orientée sur les questions locales qui assure une certaine stabilité politique dans des localités déterminées, soit encore, on se perd dans une vision

irréaliste, comme s’il s’agissait de retrouver le militantisme «assembléiste». Je crois que ces deux visions doivent être rejetées.  L’idéal utopique qui préside à notre vision, la réforme de l’Etat, la nouvelle citoyenneté, présuppose plus ou moins la vision suivante: la démocratie directe est ouverte à qui veut profiter de cette démocratie directe. Mais celui qui ne veut pas en profiter ne doit pas en pâtir. Ceux, par exemple qui ont le droit d’être simplement représentés sur la scène publique à travers la démocratie représentative. Cette présence directe de la société civile, et donc, nécessairement, des plus actifs, - je n’ai aucune honte à le dire, la démocratie directe est toujours une démocratie des plus actifs -, doit concevoir une certaine forme de la gestion publique qui maintient une universalité du modèle, c’est à dire: poids et contrepoids; un système équilibré, où le militantisme, « l’assembléisme», ne peut étouffer le droit des individus par rapport aux groupes sociaux.

 

A partir de cet idéal utopique, il est nécessaire de concevoir deux types de régulation que le néolibéralisme n’a pas les conditions de réaliser: une régulation qui vient de l’Etat, qui est la régulation universelle de la démocratie représentative, et qui donne sa stabilité au processus démocratique; et une auto- régulation de la société civile, qui se présente face à l’Etat pour le contrôler, et pour le corriger, dans le sens de remettre sur les rails la représentation politique qui est en permanence instrumentalisée

par le pouvoir économique, par la force des classes sociales supérieures, par l’articulation des classes dominantes locales avec les grands médias, et qui, en vérité, étouffe les droits des individus et des groupes sociaux qui ne sont pas inclus dans

ces rapports de complicités. De cette manière il est possible de penser à placer de nouveau la politique dans sa dimension utopique, mais en lui donnant la concrétion des relations sociales réelles. A partir de la ville, mais pas seulement au niveau de

la ville, parcequ’il est impossible de concevoir une ville, aujourd’hui, qui soit une oasis. La ville est contaminée, par les processus nationaux, par l’économie globalisée, de même que l’expérience de la ville transgresse les limites de la ville et tend à l’universalisation.

 

Dans cette tendance à l’universalisation, il faut avoir une préoccupation politique plus générale. Dans notre cas, construire un projet national. Ca peut être aussi, c’est vrai, un élément pédagogique, mais alors ce n’est pas un élément pédagogique seulement pour la formation de la citoyenneté; c’est un élément pédagogique pour nous, représentants, pour ceux, disons, qui militent dans la sphère politique et sont subordonnés aux lois, aux complicités et aux determinations de la politique professionnelle. C’est très commun, dans des pays dont les médias sont controlés, que les leaders de l’opposition se sentent obligés de déformer leur discours politique pour ne pas se heurter à la presse. Parceque, sinon, ils sont assassinés par la presse, et ils cessent d’exister.

Cette présence de la société civile devant l’Etat, est une forme de production du pouvoir de décision et est aussi un centre de production et de reproduction d’une opinion publique libre qui se libère aussi de la thématique des médias et produit ses experiences politiques et ses propres concepts. C’est aussi ainsi que nous

voyons cette tendance à l’universalisation. Nous savons que les experiences locales, en elles mêmes, ne peuvent être un refuge dans le localisme, mais doivent s’inscrire dans une vision de l’Etat.

Nous concevons donc ce processus, non comme un simple processus local, ni comme un retour infantile et primitif au localisme, mais comme un point de départ politique d’une vision générale de la réforme de l’Etat et de l’effectivation d’un véritable l’Etat de droit démocratique qui aurait alors les moyens de donner des réponses matérielles à la citoyenneté abstraite inventée par la démocratie représentative des révolutions du siècle passé.

 

Tarso Genro