La Révolution selon Karl Marx

 

Par Isaac Johsua

Ce texte est un document de travail. Ce n’est donc pas une version achevée, et l’auteur travaille encore dessus. Je le publie néanmoins sous cette forme provisoire, en raison de la réflexion théorique et des remises en chantier des conceptions stratégiques marxistes, auxquelles la situation créée par le referendum et ses conséquences obligent. On pourra lire aussi dans le même ordre de préoccupations, le (court et elliptique) texte de Pierre Zarka. (G.S)

 

LA chute du mur de Berlin a clos deux siècles d'élaboration, de débats et d'affrontements sur la question de la révolution socialiste. C'est dire son importance: il y a un avant la chute, et un après. Défi énorme, car nous sommes contraints de reprendre le problème de la révolution en termes neufs, et de gérer un bilan où le passif venu du passé l'emporte sur l'appel de l'avenir. En contrepartie, nous savons désormais ce qu'il ne faut pas faire ou au moins de quoi il faut se méfier. C'est peu, mais loin d'être négligeable.

Cet article est une interrogation sur la révolution, celle à faire, mais surtout celle qui aurait déjà dû être faite. Que s'est-il donc passé, qui a empêché un tel aboutissement? Peut-on se contenter d'explications en termes de pas de chance, de rôle néfaste de la bureaucratie ouvrière ou encore d'une crise de l'humanité ramenée à la crise de sa direction révolutionnaire? Je ne le crois pas et suis tenté de creuser plus profond, en faisant retour à Marx, celui du Manifeste, celui de la promesse révolutionnaire. Sans illusion bien sûr sur la "bonne lecture", sans illusion sur la capacité des textes à livrer "la réponse". Sans, non plus, la prétention à l'exhaustivité du "marxologue". Mais pour relire Marx à la lumière des échecs subis, donc pour poser de nouvelles questions aux anciens écrits (étant admis qu'il s'agira des écrits du Marx de la maturité, du fondateur du matérialisme historique). En faisant en sens inverse le chemin qui nous a mené où nous en sommes aujourd'hui, nous pouvons peut-être retrouver la bifurcation où nous avons emprunté la mauvaise route et sortir de l'impasse. L'ouvrage d'Henri Maler (Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, malgré Marx) balise le terrain, mais il a surtout pour objectif de pister (et dépister) chez Marx l'utopie sous ses divers déguisements, alors que je me propose, de façon plus terre à terre, de faire "le ménage", le partage entre ce qui, décidément, doit être rejeté et ce qu'il faut conserver et soumettre au test de la pratique révolutionnaire. Trois questions se posent au sujet de la révolution : ses conditions; son (ou ses) agents; son contenu.

 


Les conditions de la Révolution

"Les conditions de l'émancipation prolétarienne, c'est l'histoire qui les donne, mais ils préfèrent les tirer de leur imagination": telle était la critique radicale faite par Marx aux socialistes utopiques , avec une conséquence logique : « Le communisme n’est pas pour nous un état qui doit être créé, un idéal d’après lequel la réalité doit se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel » . Comment l'évolution même du capitalisme crée-t-elle les conditions de la révolution socialiste? Marx pensait avoir la réponse, une réponse élaborée dès L'Idéologie Allemande, mais exposée le plus nettement dans la célèbre Préface à la Contribution à la Critique de l'économie politique : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles (…). A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale".

Dans Le Manifeste , l'argumentation est reprise et en quelque sorte appliquée au cas de la bourgeoisie: "Les conditions bourgeoises de production et de commerce, les rapports de propriété bourgeois, la société bourgeoise moderne, qui a fait éclore de si puissants moyens de production et de communication, ressemble à ce magicien, désormais incapable d'exorciser les puissances infernales qu'il a évoquées. Depuis plusieurs décennies, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports de production modernes (...). Il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Dans ces crises, une grande partie, non seulement des produits déjà créés, mais encore des forces productives existantes est livrée à la destruction (…). Les forces productives dont elle dispose ne jouent plus en faveur de la société bourgeoise; elles sont, au contraire, devenues trop puissantes pour les institutions bourgeoises qui ne font plus que les entraver; et dès qu'elles surmontent ces entraves, elles précipitent dans le désordre toute la société bourgeoise…"

Que penser de la thèse générale qui situe la contradiction entre rapports de production et forces productives au cœur du processus historique? Il faudrait un tout autre travail que l'actuel pour répondre à la question. Aussi je me contenterais d'indiquer que l'étude du Moyen Age, à laquelle je me suis livré il y a quelques années (La Face cachée du Moyen Age ) infirme l'hypothèse "productiviste". Cette étude montre que les forces productives qui entrent en contradiction avec le rapport de production "existant" (ou avec le "rapport de propriété" qui n'en est que "l'expression juridique"), ces forces productives ne se sont pas développées dans le cadre de ce rapport, mais sous l'impulsion d'un autre rapport de production, nouveau, distinct de l'ancien rapport de production. Ce ne sont pas "les" forces productives qui, à un certain stade de leur développement, entrent en contradiction avec les rapports de production existants, mais "des" forces productives, particulières. Les rapports de propriété dont parle Marx entrent en conflit, non avec les forces productives, mais avec certaines d'entre elles (les nouvelles, créées par un nouveau rapport de production, distinct des anciens rapports de propriété) alors que par ailleurs ces mêmes rapports de propriété continuent à entrer en correspondance avec d'autres forces productives, les anciennes. S'il y a contradiction entre forces productives et rapports de production, ce heurt n'est donc lui-même qu'un effet second de modifications qui ont leur véritable origine, non dans la sphère des forces productives, mais dans celle des rapports de production.

Cette conception devrait pouvoir être généralisée, au-delà du seul cas médiéval, car elle est, au fond, la seule logique. Des forces productives se développent dans le cadre d'un certain rapport de production et sous sa domination: à leur stade de maturité, elles correspondent donc tout naturellement au rapport de production qui les gouverne. Pourquoi de telles forces productives, longtemps adéquates au rapport de production qui leur donne vie, entreraient-elles, à un moment donné, en contradiction avec lui? N'est-il pas plus raisonnable d'admettre qu'adéquates, au départ, au rapport de production qui les anime, elles le demeurent par la suite malgré leur développement, reproduisant simplement à une échelle élargie ce qui est désormais leur matrice? Et si nous tenons pour acquis que des forces productives déterminées se développent dans le cadre de rapports de production également déterminés, pour qu'il y ait contradiction des forces productives aux rapports de production, il faut bien qu'il y ait au préalable, et comme élément premier, contradiction entre rapports de production.

En schématisant, nous pouvons présenter les choses de la façon suivante. Des rapports de production A permettent le développement des forces productives A', des rapports de production B celui des forces productives B'. S'il y a contradiction des forces productives B' aux rapports de production A, c'est forcément qu'il y a eu d'abord contradiction entre rapports de production, entre A et B. C'est ainsi que Marx indique: "Ce régime industriel de petits producteurs indépendants, travaillant à leur compte, présuppose le morcellement du sol et l'éparpillement des autres moyens de production. Comme il en exclut la concentration, il exclut aussi la coopération sur une grande échelle, la subdivision de la besogne dans l'atelier et aux champs, le machinisme, la domination savante de l'homme sur la nature, le libre développement des puissances sociales du travail, le concert et l'unité dans les fins, les moyens et les efforts de l'activité collective. Il n'est compatible qu'avec un état de la production et de la société étroitement borné" . Nul doute: les forces productives caractérisées par la coopération, la division du travail, le machinisme, etc. sont incompatibles avec la petite production. Mais s'il y a contradiction des unes à l'autre, c'est parce qu'il y a contradiction entre rapports de production, entre le régime de la petite production et le capitalisme, car c'est bien ce dernier qui a créé ces forces productives, qui a commencé par rassembler le travail avant de le diviser, y introduire la machine, etc. Pour y parvenir, il a précisément fallu qu'il détruise la petite propriété, chasse les producteurs indépendants, etc. une histoire qui se répète encore tous les jours sous nos yeux.

Les affirmations de la Préface paraissent d'autant plus étonnantes quand on sait que Marx a consacré un tome entier du Capital à montrer (dans les cas de la manufacture et de la grande industrie) que des forces productives déterminées étaient celles de rapports de production déterminés, que les premières portaient le sceau des seconds. "Tandis que la division sociale du travail (…) appartient aux formations économiques des sociétés les plus diverses, dit-il, la division manufacturière est une création spéciale du mode de production capitaliste" . De quelle façon? "Dès qu'ils entrent (dans le procès de travail), ils (les ouvriers) sont incorporés au capital. La force productive que des salariés déploient en fonctionnant comme travailleur collectif est, par conséquent, force productive du capital" , ou encore: "Le corps de travail fonctionnant dans la manufacture et dont les membres sont des ouvriers de détail appartient au capitaliste; il n'est qu'une forme d'existence du capital" . Prolongement de la manufacture, le machinisme, création du capital, en porte l'empreinte: "La période manufacturière simplifie, perfectionne et multiplie les instruments de travail en les accommodant aux fonctions séparées et exclusives d'ouvriers parcellaires, dit Marx. Elle crée par cela même une des conditions matérielles de l'emploi des machines, lesquelles consistent en une combinaison d'instruments simples" . Dès lors, "dans toute production capitaliste (…) les conditions de travail maîtrisent l'ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c'est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l'ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante" . Et Marx de conclure: "Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille" .

Comment alors comprendre la thèse défendue par la Préface? On peut y parvenir si on admet une loi du développement des forces productives indépendante des rapports de production qui se succèdent au cours de l'histoire. Telle semble être d'ailleurs l'idée exposée par Marx dans l'Idéologie Allemande, quand il nous explique que nous avons affaire à "une suite cohérente de formes de relations dont le lien consiste dans le fait qu'on remplace la forme de relations antérieure, devenue une entrave, par une nouvelle forme qui correspond aux forces productives plus développées (…). Etant donné qu'à chaque stade ces conditions correspondent au développement simultané des forces productives, leur histoire est du même coup l'histoire des forces productives qui se développent (…)" .

La formule utilisée par Marx dans la Préface ("les forces productives se meuvent au sein des rapports de propriété existants") prend alors tout son sens: elle suggère en effet l'idée de rapports de production qui seraient les "réceptacles" dans lesquels un développement des forces productives venu d'ailleurs viendrait temporairement se loger, et non celle d'une subordination de ces forces productives aux rapports de production. On comprend, dans ces conditions, que la correspondance entre forces productives et rapports de production soit temporaire, de même que l'est celle de l'eau du fleuve avec une partie de la rive. On comprend qu'il puisse y avoir contradiction entre un tel développement des forces productives, et des rapports de production qui, après leur avoir pendant un temps offert un "cadre" adéquat, s'avèreraient, inévitablement, à un moment donné, incapables de remplir plus longtemps cet office et ne subsisteraient plus, coquilles vides, que comme autant de buttes-témoins sur une rive d'où le torrent des forces productives se serait éloigné. La véritable loi historique deviendrait celle du développement des forces productives, tout à la fois moteur de l'histoire et la transcendant, une histoire qui serait ainsi la "réalisation" terrestre de "l'idée" du développement général des forces productives .

Une telle vision, héritage du siècle des Lumières et de sa croyance dans la toute-puissance de la science, doit être rejetée comme infirmée par l'histoire, mais également comme contraire aux fondements mêmes d'un matérialisme historique acharné à débusquer l'histoire derrière les rapports sociaux, mais également à placer les rapports sociaux au cœur de l'histoire. Devons-nous pour autant en conclure que le stock de forces productives existant à un moment donné ne joue aucun rôle dans la diffusion de tel ou tel rapport de production? Nullement. Les rapports de production peuvent en général exister, de façon embryonnaire, sans développement de forces productives bien particulier (voir le cas du capital et du salariat dans l'Antiquité, etc...), mais ils ne peuvent véritablement gagner du terrain sans l'existence préalable de certaines forces productives. Sans le moulin à eau, la charrue, les machines simples, etc...le régime social qu'on désigne communément comme "féodalisme" n'aurait pas été possible: mais cela ne veut pas dire que la "féodalité" a été ce qu'elle a été à cause du moulin à eau, de la charrue, des machines simples, etc...Un préalable n'est pas un déterminant. Un développement particulier des forces productives doit bien précéder l'essor de certains rapports de production, nul doute: mais la relation du premier aux deuxièmes est de l'ordre du conditionnel et non du causal. Telle est d'ailleurs la vision qu'adopte Marx quand, traitant du socialisme, il affirme, que, sans un tel développement, "c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue" .

Encore faudrait-il, à chaque étape, pouvoir choisir que produire et comment. Le véritable développement des forces productives au cours de l'histoire est probablement celui-ci qui, en multipliant les procès de travail hérités du passé, en diversifiant les articulations possibles entre les éléments qui les composent, en proposant donc aux générations futures toute la palette des différents modes possibles du progrès, augmente les degrés de liberté avec lesquels l'homme du présent peut aborder son avenir.

De ce que la thèse de la Préface doive être écartée, nous ne devons pas conclure que toute visée historique a disparu de l'œuvre de Marx. Une autre vision y est présente, bien que souvent entremêlée à celle qui accorde la primauté aux forces productives. Elle consiste à mettre l'accent sur la contradiction entre, d'une part, le caractère de plus en plus social de la production et, d'autre part, les bases étriquées de la propriété privée. La propriété privée, nous dit Marx, " n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel" . Or, ajoute-t-il, "nous avons vu que l'accumulation croissante du capital implique l'accroissement de sa concentration. C'est ainsi que s'accroît la puissance du capital, celle des conditions de production sociales rendues autonomes et incarnées par le capitaliste, vis-à-vis des producteurs réels. Le capital apparaît de plus en plus comme un pouvoir social dont le capitaliste est l'agent. Il semble qu'il n'y ait plus de rapport possible entre lui et ce que peut créer le travail d'un individu isolé; le capital apparaît comme un pouvoir social aliéné, devenu autonome, une chose qui s'oppose à la société et qui l'affronte aussi en tant que pouvoir du capitaliste résultant de cette chose. La contradiction entre le pouvoir social général, dont le capital prend la forme, et le pouvoir privé des capitalistes individuels sur ces conditions sociales de production devient de plus en plus criante et implique la suppression de ce rapport (…)" .

Quand Marx se propose d'indiquer quels sont les trois faits principaux de la production capitaliste, ce sont ces mêmes éléments qui apparaissent sous sa plume: "1) Concentration des moyens de production en peu de mains; ainsi ils cessent d'apparaître comme la propriété des ouvriers qui les utilisent directement et se transforment, au contraire, en puissances sociales de la production. Mais, d'abord, ils apparaissent comme propriété privée des capitalistes. Ceux-ci sont les trustees (syndics) de la société bourgeoise, mais ils empochent tous les fruits qui résultent de cette fonction 2) Organisation du travail lui-même comme travail social: par la coopération, la division du travail et la liaison du travail et des sciences de la nature. Dans les deux sens, le système de production capitaliste abolit la propriété privée et le travail privé, quoique sous des formes contradictoires 3) Constitution du marché mondial" . La conclusion "socialiste" coule de source: "Le capital est le produit d'un travail collectif et ne peut être mis en mouvement que par l'activité commune d'un grand nombre de membres de la société, voire, en dernier ressort, de tous ses membres. Par conséquent, le capital n'est pas une puissance personnelle, c'est une puissance sociale. Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune, s'il appartient à tous les membres de la société, cela ne signifie pas que la propriété personnelle se transforme en propriété sociale. Seul change le caractère social de la propriété: elle perd son caractère de classe" .

La contradiction entre le caractère de plus en plus social de la production et le caractère toujours privé de la propriété fait partie intégrante du rapport capitaliste, et va s'aggravant avec son développement. Sans doute, dans les premiers temps, y a-t-il correspondance entre la propriété privée et "le travail indépendant et individuel". Mais, dès ces premiers temps, le capitalisme est aussi marché mondial. Le capital met en rapport les hommes, de plus en plus d’hommes, de plus en plus loin, en un réseau de plus en plus dense, alors que la propriété des moyens de production (donc, la décision) demeure privée. Le caractère étroit, borné des décisions de défense du profit entrent en contradiction avec leur portée sociale et maintenant, de plus en plus souvent, mondiale. Ce qui appelle à mettre en accord la forme de propriété avec le caractère social désormais acquis de la production. Cela vaut pour les questions d’environnement, où la course au profit ne s’embarrasse pas de considérants sur l’avenir de la planète. Cela vaut pour l’entreprise (en interne), où ce ne sont plus quelques compagnons et apprentis qui entourent un maître artisan, mais d’immenses collectifs de travailleurs qui travaillent "ensemble" (coopération, division du travail, etc) : dans le premier cas, il y avait jusqu’à un certain point « correspondance » entre caractère du travail et forme de la propriété ; dans le second, ce n’est plus le cas et on peut appeler à mettre en accord la forme de propriété avec la réalité du collectif de travail. Cela vaut, toujours pour l'entreprise, mais en externe cette fois, car la recherche exclusive du profit peut menacer l'équilibre social de régions entières. Les formes de propriété tentent d’ailleurs de s’adapter à cette évolution (sans jamais y parvenir vraiment), en glissant vers le « privé collectif » (sociétés par actions, etc).

"Il n'y a que les produits de travaux privés et indépendants les uns des autres qui se présentent comme marchandises réciproquement échangeables", dit Marx . Ici aussi, dans le cas de la valeur, la contradiction est entre le caractère social de la production (celui d'un travail socialisé, où des hommes produisent pour d'autres hommes, couvrant désormais de leur trame la planète entière) et la propriété privée maintenue de producteurs qui s'affrontent dans un espace commun. Le marché est l'expression de ce "social privé": un rapport entre les hommes qui prend l'apparence d'un rapport entre les choses. La crise marchande fait éclater cette contradiction au grand jour, puisqu'elle est "non-réalisation" de la valeur de la marchandise: elle révèle que ce qui est production pour le propriétaire privé ne l'est pas pour la société.

De son côté, en tant que propriétaire privé visant le profit, le capitaliste cherche, pour un volume de production donné, à avoir le moins possible de salariés payés le moins possible ; en tant que producteur social, fournissant un marché de plus en plus vaste, il a besoin, au contraire, non de chômeurs, mais de salariés ayant un revenu, et le plus élevé possible. Cette contradiction a peu de portée tant que le rapport salarial n’occupe qu’un espace social restreint. Mais le rapport capitaliste est conquérant : le caractère universel du salariat donne à cette contradiction une portée tout aussi universelle.

La contradiction entre caractère social de la production et forme privée de la propriété, latente en période normale, se dévoile lors des crises. Les décisions que chaque propriétaire privé prend pour sa sauvegarde particulière vont alors à l’encontre de l’intérêt général du système, précisément parce qu'elles ont une portée sociale. Ainsi, une entreprise dont les débouchés se restreignent licencie et coupe ses commandes, propageant la dépression. Un commerçant essaye de se sauver en se débarrassant de son stock, ce qui accentue la baisse des prix et comprime les profits. Les banques, menacées, cherchent à reconstituer leur solvabilité ou leur liquidité : elles coupent les crédits (et élargissent le cercle de la crise), vendent les titres qu’elles possèdent (et dépriment encore plus les cours sur les marchés correspondants) ; etc.

Alors qu'il traite de la crise capitaliste, c'est encore cette contradiction social/privé que Marx reprend: "La véritable barrière de la production capitaliste, c'est le capital lui-même: le capital et sa mise en valeur par lui-même apparaissent comme point de départ et point final, moteur et fin de la production; la production n'est qu'une production pour le capital et non l'inverse: les moyens de production ne sont pas de simples moyens de donner forme, en l'élargissant sans cesse, au processus de la vie au bénéfice de la société des producteurs. Les limites qui servent de cadre infranchissable à la conservation et la mise en valeur de la valeur-capital reposent sur l'expropriation et l'appauvrissement de la grande masse des producteurs; elles entrent donc sans cesse en contradiction avec les méthodes de production que le capital doit employer nécessairement pour sa propre fin, et qui tendent à promouvoir un accroissement illimité de la production, un développement inconditionné des forces productives sociales du travail, à faire de la production une fin en soi. Le moyen - développement inconditionné de la production sociale - entre perpétuellement en conflit avec la fin limitée: mise en valeur du capital existant" . La contradiction ici décrite par Marx est bien celle entre le caractère de plus en plus social de la production (on produit pour de plus en plus de gens, comme si on produisait pour toutes les catégories sociales, pour tous les pays, …) et le caractère étriqué de la propriété capitaliste, qui, en réalité, ne produit que pour "la mise en valeur de la valeur", ce qui veut dire qu'elle repose sur "l'expropriation et l'appauvrissement de la grande masse des producteurs", préparant ainsi des crises de sous-consommation à répétition.

Autant le primat des forces productives pouvait soulever d'objections, autant, chacun peut le sentir, une contradiction comme celle entre "caractère de plus en plus social de la production et propriété privée maintenue" saisit bien l'évolution des grandes tendances du système depuis Marx. N'est-ce pas d'ailleurs l'axe critique essentiel du mouvement altermondialiste, qui met l'accent sur le décalage grandissant entre la surface couverte par les décisions et l'étroitesse des bases sur lesquelles ces décisions sont prises. Les décisions prises concernent des populations entières, des continents entiers, la planète entière, voire l'avenir de l'Humanité et elles sont prises par un cercle extrêmement restreint de profiteurs de tous types, accompagnés de bureaucrates, technocrates, etc. Ces décisions concernent des domaines aussi essentiels que l'alimentation, la santé, l'éducation, etc et elles sont prises du seul point de vue du fric, des bénéfices des multinationales, etc. Ces décisions concernent une chose aussi essentielle que la sortie du sous-développement de milliards d'êtres humains, et elles sont prises par une bande de technocrates de l'OMC, en ne considérant que le seul intérêt du business, etc.

En lieu et place de la contradiction entre forces productives et rapports de production nous mettons donc en scène celle entre un rapport de production (social) et sa forme juridique (privée). L'Histoire est alors vue comme celle du développement de nouveaux rapports de production ou de l'essor d'anciens, demeurés jusque-là en sommeil ou à l'état latent, le tout par héritage du passé et recomposition de l'existant, sous l'impact de la lutte des classes. La contradiction entre un rapport de production et sa forme juridique est, je viens de le rappeler, intrinsèque au système capitaliste lui-même, d'abord comme une simple potentialité, puis de façon de plus en plus importante, jusqu'à atteindre des dimensions explosives. Le passage d'une contradiction à l'autre (de "forces productives/rapports de production" à "social/privé") est, à mon sens, de la plus haute importance, car ces contradictions ne sont nullement équivalentes: une contradiction "molle" remplace une contradiction "dure".

Marx avait accroché son wagon socialiste à la locomotive "progrès technique", "développement des forces productives": il pouvait ainsi, en toute confiance, attendre que la locomotive tire le wagon. Cela ne saurait manquer d'arriver, tôt ou tard, c'était "inévitable", avec la certitude des phénomènes physiques . La contradiction social/privé est d'une tout autre nature, car il y a différentes façons d'ajuster l'un (le privé) à l'autre (le social), différents degrés pour y parvenir, et cela couvre tout l'espace allant de la révolution à une honnête régulation du système.

Le passage du capitalisme actuel à l’autogestion généralisée représenterait évidemment un formidable bond en avant. Nous ferions ainsi reculer la sphère de l’exploitation (à condition que le pouvoir effectif au sein de l’entreprise autogérée ne soit pas confisqué par les cadres, ingénieurs ou par le petit groupe des membres fondateurs…). Mais nous ne ferions pas nécessairement reculer d'autant la sphère de la valeur, car, comme dit Marx dans Le Capital : "des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres", ce qui serait le cas des produits que s’échangeraient les centres autogérés. Dans l’entreprise autogérée, la propriété cesse d’être privée par rapport aux travailleurs associés. Mais elle le demeure par rapport aux autres travailleurs, même si ceux-ci se sont associés de leur côté. Il est vrai qu’il devrait, en principe, y avoir un plan. Mais, dans toute la mesure où le plan déterminera les objectifs et les moyens de l’entreprise, celle-ci cessera d’être autogérée. Dans toute la mesure, au contraire, où le plan ne fixera que « les grandes orientations », l’entreprise demeurera propriété privée, entrant en rapport avec les autres entreprises sur une base marchande.

L’autogestion généralisée n’implique donc pas de rompre avec la propriété privée des moyens de production. Au fond, la propriété privée est celle dont les autres sont privés. Cela veut dire qu’il y a propriété privée tant qu’il n’y a pas appropriation sociale, c’est-à-dire une capacité effective des travailleurs à maîtriser directement et collectivement l’ensemble des moyens de production de la société. Or, une telle maîtrise n’est qu’un objectif lointain, à supposer qu’on y parvienne un jour. Et les entreprises nationalisées, dira-t-on ? Et le secteur public ? Les entreprises ou administrations en question demeureront privées dans toute la mesure où elles ne feront pas réellement l’objet d’une appropriation (et d’un contrôle) de l’ensemble des travailleurs regroupés en une (ou des) entités politiques. La participation à leur gestion de consommateurs ou d’usagers est un palliatif (positif) mais qui ne suffit pas à résoudre le problème.

Nous n’aurons donc affaire, après la révolution, qu’à diverses formes et divers degrés de propriété privée. Nous demeurons dans l'univers social/privé et la contradiction entre les deux termes peut être surmontée, mais pas dépassée. Notre choix n'est pas "blanc ou noir", mais seulement celui de savoir lequel des deux termes est prépondérant. Ce qui est loin d'être négligeable, mais l'univers politique dans lequel nous nous déplaçons ce faisant couvre tout l'espace allant de la révolution à un réformisme radical.

Comment l'évolution du capitalisme crée-t-elle les conditions de la révolution socialiste, nous demandions-nous au début de cette partie? La réponse à laquelle nous aboutissons est ambiguë. Le système prépare indéniablement les conditions de son dépassement, parce qu'il porte à un degré jamais atteint la contradiction entre le caractère social de la production et la nature toujours privée de la propriété. Mais également parce qu'il laisse en héritage un certain degré de développement des forces productives qui vaut par le niveau de la productivité du travail qu'il permet mais également par la liberté de choix qu'il offre dans la façon de produire. Très nombreux sont ainsi les "matériaux" forgés par le capitalisme actuel (à commencer par le marché mondial) qui annoncent, préparent ou rendent possible ce qui lui succédera. Mais cette richesse a une contrepartie, et, comme un fleuve qui se jette dans la mer, la contradiction motrice du système débouche sur une multiplicité de possibles, au sein desquels la révolution socialiste n'est qu'une option.

 


L'agent de la Révolution

Ce que la bourgeoisie produit avant tout, avait dit Le Manifeste en une phrase demeurée célèbre, ce sont ses propres fossoyeurs , c'est-à-dire le prolétariat. Il s'agit de "la classe des travailleurs modernes, qui ne vivent qu'autant qu'ils trouvent du travail, et qui ne trouvent de l'ouvrage qu'autant que leur travail accroît le capital" . Soit une approche qui ramène (à juste titre) le prolétariat à un salariat, où l'accent est mis sur la séparation des travailleurs d'avec les moyens de production, donc sur la vente de la force de travail en vue d'accroître le capital. Trois traits caractérisent cette classe, selon Marx: l'exploitation à laquelle elle est soumise (l'extraction de la plus-value); l'oppression qu'elle subit dans l'entreprise, sous le commandement capitaliste; l'aliénation qui est la sienne, car le fruit de son labeur lui échappe en tant qu'il est produit et se dresse contre elle en tant qu'il est devenu profit, capital accumulé. Autant de traits qui amènent cette classe à une opposition frontale à la bourgeoisie et fondent sa vocation révolutionnaire. L'évolution même du capitalisme dote le prolétariat de moyens pour mener cette lutte, et ceux-ci sont recensés par Marx: le nombre, car le salariat étend sans cesse son domaine aux dépens de la petite production; la concentration, dans de grandes entreprises et dans de vastes zones urbaines (une concentration qui jette les bases du rassemblement); des capacités organisationnelles et les habitudes de discipline héritées du fonctionnement d'entreprise.

L'essentiel de cette présentation demeure valide aujourd'hui, il faut le souligner. Tel est tout particulièrement le cas du salariat, qui a progressé à un rythme dépassant tout ce qui avait été imaginé par les fondateurs du marxisme: en 1999, la proportion de salariés dans la population active occupée de l'Union européenne (à 15) s'élevait à 83,7% . Elle était, à la même date, de 92,3% aux Etats-Unis, de 82,5% au Japon ou encore de 84,5% en Australie . Nous aurions, il est vrai, rejeté certaines phrases du Manifeste il y a quelques années, comme étant trop misérabilistes. Mais comment ne pas reconnaître aujourd'hui leur accent de vérité: "Pour pouvoir opprimer une classe, dit par exemple Marx, il faut lui garantir des conditions telles qu'elle puisse au moins vivre son existence servile (… ) loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, l'ouvrier moderne descend toujours plus bas (…) l'ouvrier devient un pauper (… ) (la bourgeoisie) ne peut plus assurer l'existence de l'esclave à l'intérieur même de son esclavage.." . Bien d'autres passages frappant aussi juste pourraient être relevés. Sans doute le prolétariat est-il profondément divisé (ce que Marx souligne lui-même à de nombreuses reprises) mais le patronat l'est au moins autant, déchiré par la concurrence, entre secteurs (industriel, commercial, financier, etc), entre branches, entre entreprises, etc. Simplement, il a l'énorme avantage de disposer d'un Etat dévoué à sa cause, qui permet d'arbitrer les conflits et de réunifier les combattants.

Pourtant, depuis plusieurs dizaines d'années, le prolétariat a disparu en France comme corps social constitué et capable d'agir, même de façon épisodique, sur la scène politique. Le tassement relatif de la catégorie "ouvriers" dans celle plus générale du salariat et la réduction de la taille moyenne des entreprises ne peuvent suffire à expliquer un recul aussi profond, même s'ils y contribuent certainement. Deux phénomènes de période ont joué par contre un rôle essentiel. Le premier est la liquidation des anciens bastions (mines, sidérurgie, chantiers navals, etc) qui fournissaient l'armature de l'édifice. Un nouveau salariat est venu s'y substituer, se développant surtout dans les services, dans de plus petites unités, avec une qualification de la main-d'œuvre polarisée aux extrêmes. Le second phénomène, de très loin le plus important, a été le chômage de masse, maintenu à un niveau exceptionnellement élevé sur plus de trente ans, ce qui ne s'était jamais vu. Les retombées de ce phénomène ont envahi la condition ouvrière tout entière: précarité, flexibilité contrainte, dégradation des conditions de travail et du rapport de force dans l'entreprise, recul de la part des salaires dans la valeur ajoutée, etc. La déstructuration sociale s'est traduite en division politique, avec la montée du vote FN chez les ouvriers. La chute de l'URSS a complété le mouvement, en faisant disparaître l'espoir du changement radical, mais également en accélérant la crise du PC, ce qui (en attendant une éventuelle montée compensatrice de l'extrême-gauche) a contribué à la désorganisation politique du monde ouvrier. Dans ce contexte, l'offensive néo-libérale a pu se déployer, accélérant le recul.

Un tel tour d'horizon, aussi justifié soit-il, suffit-il à régler nos comptes avec la promesse révolutionnaire du Manifeste? Certainement pas. L'expérience historique (octobre 17, front populaire de 36, mai-juin 68, Portugal de 74, etc) a, de façon indubitable, mis en évidence la violence de l'opposition frontale entre prolétariat et bourgeoisie, les réalités incontournables de l'exploitation, de l'oppression et de l'aliénation subies par la grande masse des salariés, la capacité enfin du prolétariat à entrer en lutte pour l'exercice du pouvoir lors des crises révolutionnaires. Mais l'expérience historique n'a pas, jusqu'ici, démontré la capacité de ce prolétariat à conquérir le pouvoir et à l'exercer dans le sens socialiste voulu par Marx et Engels. C'est sur ce point qu'il nous faut faire retour aux textes fondateurs.

Ces textes (et, en particulier, le Manifeste) appréhendent la révolution prolétarienne à venir sur le mode sur lequel ils décrivent la révolution bourgeoise du passé. Deux classes antagoniques s’affrontent (bourgeoisie et seigneurs féodaux), l’une renverse l’autre et lui succède . Tel est le schéma présenté, mais il est loin d’aller de soi. La célèbre phrase sur laquelle s’ouvre le Manifeste le montre d’entrée de jeu : "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot: oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte" . Aucune des classes opprimées ici évoquées (esclaves, plèbe, serfs, compagnons) n'a créé une société nouvelle. Certaines avaient d’ailleurs entre elles partie liée (tel était le cas des compagnons face aux maîtres). La disparition du mode de production esclavagiste n’a en aucune façon entraîné l’arrivée au pouvoir de la classe des esclaves, désormais libérés. Ainsi en a-t-il été également pour la plèbe, les serfs ou les compagnons. Appui décisif dans la lutte contre les seigneurs, les propriétaires fonciers, etc., la paysannerie s’est partout et toujours révélée incapable de jeter les assises d’une société dont elle prendrait la direction. De tout cela, nous déduisons que le fait – indéniable – de l’affrontement prolétariat / capitalistes, la réalité incontournable de l’exploitation, la capacité du prolétariat à ébranler ou renverser le pouvoir bourgeois ne peuvent nous amener à conclure que, de même que les bourgeois ont succédé aux seigneurs féodaux, le prolétariat succèdera nécessairement à la bourgeoisie. Une hypothèse ouverte par le Manifeste lui-même quand il déclare que la lutte farouche pouvait fort bien déboucher sur « la ruine des diverses classes en lutte » plutôt que sur « une transformation révolutionnaire de la société tout entière ».

L’exemple de la révolution bourgeoise semble en réalité particulièrement malvenu. La bourgeoisie à créé ses propres rapports de production dans le cadre féodal. Elle a aussi été capable, dans ce même cadre, de se hisser au niveau d’une classe dirigeante, tenant un discours s’adressant à l’ensemble de la société, créant une nouvelle idéologie, un nouveau projet politique (l’Etat « moderne »), etc. Tel n’est pas le cas du prolétariat : celui-ci n’a pas dessiné dans la société actuelle une nouvelle façon de produire, ni de penser le monde, ni de l’organiser. Au fond (et telle est bien la présentation qu’en fait l’Idéologie Allemande) le prolétariat n’a rien en propre, sinon ce qui l’oppose frontalement à la bourgeoisie. Quelle nouvelle "vision du monde" véhicule-t-il ? Marx affirme à juste titre qu’au sein du prolétariat « surgit la conscience de la nécessité d'une révolution radicale », mais s’il ajoute : « conscience qui est la conscience communiste » c'est par un raccourci abusif, que rien ne vient vraiment justifier.

« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu toute espèce de capital a la bourgeoisie, dit le Manifeste, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l'Etat - du prolétariat organisé en classe dominante – (…) » . La transformation des rapports de production se fait ici après la prise du pouvoir et pas avant. Ce qui paraît logique, car comment "arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie" sans le faire par l'intermédiaire de l'Etat, "du prolétariat organisé en classe dominante" ? Mais cela montre aussi à quel point le parallèle avec la révolution bourgeoise est infondé. L’acte révolutionnaire de la bourgeoisie n’est, lui, que le couronnement de tout un processus qui, au sein de l’ancienne société, a, tout à la fois, sapé les fondements de l’existant et dessiné les contours de l’avenir. C’est ce que dit le Manifeste lui-même : « la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l'Etat représentatif moderne: la grande industrie et le marché mondial lui avaient frayé le chemin (…) » . Il y a donc bien préséance, mais, cette fois, dans l’autre sens: extension du mode de production particulier de la bourgeoisie, qui fonde cette dernière comme puissance sociale conquérante; puis, et sur cette base, conquête du pouvoir politique, comme couronnement du processus et non comme terme premier .

Or, le cheminement de la bourgeoisie a été grandement facilité par le fait qu'elle a développé ses propres rapports de production (et sa propre idéologie) dans le cadre de la féodalité, alors que cette dernière était encore économiquement, idéologiquement et politiquement dominante. Elle a pu ainsi préparer les conditions de son pouvoir avant d'être amenée à l'exercer; elle a pu, par la pratique, convaincre les autres classes et catégories sociales de la validité du nouveau régime social. Elle a miné les bases de l'ancien régime, a instauré le sien dans les galeries creusées, et n'a donc plus eu qu'à se redresser pour faire craquer une superstructure vermoulue. Autant d'éléments qui ont renforcé sa position et celle des troupes coalisées autour d'elle. Autant d'éléments qui manquent au prolétariat face à la bourgeoisie et qui rendent d'autant plus difficile, non seulement l'exercice du pouvoir après la révolution, mais aussi la révolution même, faute de crédibilité.

Et encore (suivant en cela la démarche traditionnelle) Marx ne voyait-il le développement de la bourgeoisie qu’à la périphérie de la société féodale, sur ses franges, dans le milieu urbain, celui des marchands, etc. Dans La face cachée du Moyen Age, j’ai essayé de montrer que le capital médiéval n’apparaît pas d’abord du côté de la classe sociale qui s’en fera l’expression – la bourgeoisie – mais du côté de celle qui est considérée comme son opposé, la seigneurie. Le premier capital médiéval est le capital seigneurial : non celui, citadin, de la bourgeoisie montante, non celui du commerce, mais celui, productif, qui s’affirme dès les XIIIe et XIVe siècles dans l’agriculture (prolongement du régime domanial classique) et dans l’industrie (celle actionnée par les moulins à eau et à vent). C’est par la grande porte que le capital entre dans la société féodale.

D’ailleurs, en quoi le prolétariat est-il, comme classe, adéquat à la tâche historique socialiste ? Evoquant celle-ci, Marx dit : "Représentons-nous (…) une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social » . Ce qui est évoqué ici est un véritable acte de fondation et non un quelconque prolongement de l'ancien système, sous quelque forme que ce soit. Tout ce qui a été fait avant visait simplement à rendre possible cet acte de liberté collective. La rupture avec le passé est totale, car ce ne sont pas des prolétaires qui fondent le nouveau régime, mais simplement (et de façon beaucoup plus universelle) "des hommes libres". La même idée est reprise quelques paragraphes plus loin : « La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect, que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés (…) » . Elle avait déjà été évoquée dans le Manifeste, qui déclarait : "Toute la production sera concentrée entre les mains des individus associés" .

Un passage du même opuscule, souvent cité, mérite d’être relu de ce point de vue : "Si, nous dit-on, par une révolution, il (le prolétariat) se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit violemment les anciens rapports de production - c'est alors qu'il abolit en même temps que ce système de production les conditions d'existence de l'antagonisme des classes; c'est alors qu'il abolit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe. L'ancienne société bourgeoise (…) fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous" . Ce qui veut dire qu'alors qu'il y a une idéologie bourgeoise, une certaine façon de voir le monde et de l'organiser, il n'y a pas d'idéologie prolétarienne, si ce n'est combattre l'ancien monde et ouvrir la sphère des possibles, remettre l'avenir entre les mains des "individus associés". Ce qui est une grande force (être celui qui ouvre les portes de l'avenir) mais aussi la reconnaissance d'une grande faiblesse: le prolétariat peut être une force dirigeante tant qu'il s'agit de combattre la bourgeoisie, mais il n'est pas mieux ni plus armé que d'autres pour ce qui concerne l'organisation d'un monde futur. Cela ne pose pas seulement un problème pour "après" la révolution, mais aussi pour "avant", car comment peut-il assumer un rôle dirigeant auprès de l'ensemble des couches sociales, voire parvenir à unifier ses propres rangs, s'il ne sait pas lui-même où il va? L'idéologie du fossoyeur n'est pas de celles qui préparent des lendemains qui chantent.

Pour la bourgeoisie, nous dit Marx, il s’est agi de "faire de la société une société bourgeoise" . Quoi de plus normal et qu'est-ce que la bourgeoisie pouvait se proposer d'autre? Quel peut donc être, en parallèle, l'objectif du prolétariat, une fois la bourgeoisie renversée? Non pas "faire de la société une société prolétarienne", car qu'est-ce donc que cet objet non identifié, qui n'a de réalité et de consistance, ni avant le renversement de la bourgeoisie (comme nous l’avons vu plus haut) ni après (comme nous venons de le voir)? Après la révolution, la domination prolétarienne débouche à la fois sur le trop-plein, sur un projet qui couvre l'horizon tout entier ("l'ancienne société bourgeoise (…) fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous") et sur le vide, car la nouvelle classe dominante est démunie de rapports de production et d'une vision du monde qui lui soient propres.

Les formules qui, chez Marx, fondent la vocation socialiste du prolétariat sont toutes prises dans ce balancement : du rien devrait sortir le tout. Ainsi : "Seuls les prolétaires de l'époque actuelle, totalement exclus de toute manifestation de soi-même, sont en mesure de parvenir à leur manifestation totale, et non plus bornée (…) » ou encore « la révolution communiste (…) abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est effectuée par la classe qui n'est plus considérée comme une classe dans la société, qui n'est plus reconnue comme telle et qui est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., à l'intérieur de la société actuelle » . Après avoir cité le Manifeste ("Les conditions d'existence de la vieille société sont déjà supprimées dans les conditions d'existence du prolétariat"), H. Maler résume le propos de la façon suivante : « Les communistes se bornent à annoncer à la bourgeoisie que le prolétariat va retourner contre elle ce que sa domination a engendré » . En somme : le prolétariat est le symétrique inversé, en négatif, de la bourgeoisie. Il est ce qui, dans la société créée par la bourgeoisie, représente, annonce et préfigure la dissolution de cette société et, avec elle, de la classe qui l'a forgée, mais rien au-delà. L'être social du prolétariat ne franchit donc pas les frontières de la société bourgeoise: l'annonce de la dissolution de cette dernière est aussi l'annonce de la sienne propre ainsi que du message qu'il pouvait délivrer.

Dans ces conditions, la préséance (de la prise du pouvoir par rapport à la transformation de la société) caractérisant la révolution prolétarienne peut être la porte ouverte à une déviation politiste, qui surévaluerait considérablement le rôle de l’instance politique dans la transformation sociale, une forme de volontarisme, que nous retrouvons chez Lénine, qui a pu être également une source à laquelle le stalinisme s’est alimenté. On en vient aussi à se demander si le mieux que puisse faire le prolétariat est, non de créer une nouvelle société par renversement de l’ancienne, mais simplement de constituer un bastion au sein de la société bourgeoise, avec ses forteresses, ses organisations, comme cela a été le cas pour la sociale-démocratie allemande d’avant 1914, ou, sous une autre forme, du PCF des années 1950.

Au total, les réflexions sur l’agent de la révolution, sur ses forces et ses faiblesses, viennent conforter les conclusions auxquelles nous avions abouti lorsque, au début de ce texte, nous traitions des conditions de la révolution : le socialisme est de l’ordre du possible, mais d’un possible à inventer. Butoir de la démolition du capitalisme, le prolétariat ne délivre pas de solutions toutes faites pour un éventuel débouché socialiste. Entre les deux extrêmes (à rejeter) que sont « l’homme nouveau » et un socialisme inéluctable, se situe l’utilisation des matériaux qu’offre le système actuel pour son propre dépassement. Matériaux qu’il s’agit de regrouper, d’agencer, en vue d’un projet politique particulier. Contrairement à ce qu’avait dit Marx, il faut « faire bouillir la marmite de l’avenir », une conclusion à laquelle avait déjà abouti H. Maler dans son ouvrage Convoiter l’impossible. Le système actuel nous offre de ce point de vue d’importants degrés de liberté, une vaste gamme de choix, en ce qui concerne en particulier, nous l’avons évoqué, le niveau atteint de développement des forces productives. Nous serons considérablement aidés dans cette tâche par un fait essentiel : le prolétariat (défini au sens d’un salariat) constitue désormais l’immense majorité de la population. Ce qui signifie au moins deux choses. La première est que, si le problème des « alliances de classe » n’a pas disparu, il n’a certainement pas l’acuité qu’il pouvait avoir dans le passé. La seconde est que, si nous sommes toujours confrontés à un problème d’unification des rangs du prolétariat, il ne devrait pas y avoir dans ceux-ci d’opposition de principe à la perspective socialiste.

La contrepartie de l’extension universelle du prolétariat est évidemment sa diversification. Si le prolétariat moderne va jusqu’aux SDF, à l’autre extrémité, celle des cadres, il côtoie ou intègre les rangs de la bourgeoisie. Il faut cependant souligner l’impact de l’évolution récente du capitalisme, à savoir le recul des patrons paternalistes, de l’emploi à vie, du système managérial, autant de pratiques qui ont pu jusqu’à une phase récente créer l’illusion que l’entreprise formait un tout, une collectivité unie par un but commun. La « valeur pour l’actionnaire », les licenciements de cadres, les dégraissages tous azimuts sont venus rappeler quel était le seul but (faire du profit) et ont contribué à détacher le gros de la troupe de l’entreprise.

La diversification sociale du salariat entraîne une diversification des terrains de mobilisation, au-delà de la seule lutte contre l’exploitation. Une évolution qu’avait bien annoncé le soulèvement de mai-juin 68 et dont nous voyons la traduction aujourd’hui dans la diversité des thèmes de l’altermondialisation. Nous rejoignons ainsi les constats de la première partie de ce texte : si la contradiction motrice du capitalisme est effectivement celle entre le caractère de plus en plus social de la production et le caractère toujours privé de la propriété, c’est là une contradiction qui peut se décliner sous plusieurs formes et sur une multiplicité de terrains, et pas seulement sur celui de la lutte contre l’exploitation.

Au total, une conclusion essentielle de cette partie est l’importance du projet politique, un projet qui doit prendre appui sur les matériaux livrés par le système actuel, mais les agencer de façon telle qu’ils dessinent une perspective socialiste. Dans notre tâche de porter ce projet à un niveau de masse, nous serons considérablement aidés par l’extraordinaire élévation du niveau moyen d’éducation du prolétariat, qui en a fait en quelques générations un être social profondément différent. Une autre conclusion tout aussi essentielle est que le socialisme doit être le choix clair du plus grand nombre. Par « choix clair » il ne faut pas entendre le choix découlant d’un débat serein, en gants blancs et mouchoirs de dentelle : inévitablement un tel débat se mènera dans des conditions de lutte, d’affrontement, de rapports de force. Le moment de la rupture révolutionnaire est inévitable. Mais il faudra que, ce moment venu, le choix du socialisme soit clairement posé et non importé en contrebande. Or, tel a été le cas pour toutes les révolutions qui jusqu’ici se sont réclamées du socialisme : celui-ci a été donné « de surcroît », en sus de la réalisation des tâches démocratiques bourgeoises, sous la forme du « treize à la douzaine ». C’était, bien sûr, le cas pour 1917, mais également pour la Chine (où il s’agissait surtout d’unification nationale, de lutte de libération nationale, de réforme agraire) ou encore de Cuba, avec la lutte anti-impérialiste. L’impératif du choix conscient devrait d’ailleurs nous amener à un retour critique sur les thèses de la Révolution permanente de Trotski.

 


Le contenu de la révolution


Nous avons déjà, chemin faisant, entamé le traitement de la troisième et dernière partie du texte, celle portant sur le contenu de la révolution. Marx, nous l’avons dit, parle du socialisme comme de "l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social" . La démarche est celle du Contrat social, mais elle a un fondement objectif, celui d'un travail socialisé, qui couvre désormais de sa trame la planète entière. Cependant, cet espace, où des hommes produisent pour d'autres hommes, est aussi le lieu d'affrontements des propriétaires privés. Le marché est l'expression de ce "social privé", et ainsi un véritable golem, qui gouverne l'homme bien qu'ayant été pétri par lui. L'ambition socialiste a toujours été de surmonter cette contradiction à la racine du capitalisme, de réconcilier l'homme avec lui-même.

Pour y parvenir, Marx a dessiné deux voies, plutôt mal que bien articulées entre elles: l'une, "par le bas", consiste à étendre l'espace non-marchand; l'autre, "par le haut", appelle à l'émancipation politique des travailleurs. Jusqu'à présent la pratique a surtout tenté d'explorer le premier chemin. En effet, l'un des premiers, Marx avait noté que le domaine interne à l'entreprise était celui du commandement et non celui de la valeur. Dans l'usine, les produits ne sont pas achetés et vendus, mais circulent d'un atelier à l'autre, sur ordre, en fonction d'un "plan". "Qu'est-ce qui constitue, dit Marx, le rapport entre les travaux indépendants de l'éleveur de bétail, du tanneur et du cordonnier? C'est que leurs produits respectifs sont des marchandises. Et qu'est-ce qui caractérise au contraire la division manufacturière du travail? C'est que les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises. Ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise. L'intermédiaire des travaux indépendants dans la société, c'est l'achat et la vente de leurs produits; le rapport d'ensemble des travaux partiels de la manufacture a pour condition la vente de différentes forces de travail à un même capitaliste qui les emploie comme force de travail collective » .

D'où l'idée qu'une fois supprimée cette enveloppe superficielle que constituerait la propriété privée, il n'y aurait qu'à étendre cette organisation à toute la production (le "Plan"), s'appuyant sur le soubassement technique fourni par le capitalisme lui-même, faisant reculer d'autant la sphère du marché. Nous avons ici l'illusion d'une solution "technique" aux problèmes d'une société divisée. Le mécanisme d'horlogerie de l'usine permettrait de faire l'économie d’une réponse au problème autrement plus compliqué de : comment surmonter le privé dans le social. Une illusion encouragée par Marx, quand il déclare : "Dans la division manufacturière de l'atelier, le nombre proportionnel donné d'abord par la pratique, puis par la réflexion, gouverne a priori à titre de règle la masse d'ouvriers attachée à chaque fonction particulière; dans la division sociale du travail, il n'agit qu'a posteriori, comme nécessité fatale, cachée, muette (…) s'imposant et dominant par des catastrophes d'arbitraire déréglé des producteurs marchands" . Ou, de façon encore plus claire : "La société tout entière a cela de commun avec l'intérieur d'un atelier, qu'elle a aussi sa division du travail. Si l'on prenait pour modèle la division du travail dans un atelier moderne, pour en faire l'application à une société entière, la société la mieux organisée pour la production des richesses serait incontestablement celle qui n'aurait qu'un seul entrepreneur en chef, distribuant la besogne selon une règle arrêtée d'avance aux divers membres de la communauté. Mais il n'en est point ainsi. Tandis que dans l'intérieur de l'atelier moderne la division du travail est minutieusement réglée par l'autorité de l'entrepreneur, la société moderne n'a d'autre règle, d'autre autorité, pour distribuer le travail, que la libre concurrence" . Marx laisse entendre ici qu'il suffit d'enlever l'écorce pour pouvoir manger le fruit.

Mais cet espace d'usine est organisé sur le mode de sa division interne, de l'enchaînement des opérations (et donc des hommes), de la soumission des individus au collectif. Marx n'avait d'ailleurs pas de mots assez durs pour le qualifier, parlant de "despotisme d'usine", de « discipline de caserne », etc. Le même Marx avait parfaitement perçu l’étroite parenté qui lie les deux espaces, celui, externe, marchand, à celui, interne, d’usine. "Anarchie dans la division sociale et despotisme dans la division manufacturière du travail caractérisent, dit-il, la société bourgeoise" . Le désordre anarchique dans la société et l'ordre cadencé dans l'atelier sont deux façons indissociables de dire le capitalisme.

On perçoit le danger, si cette mécanique n'est pas sous contrôle d'une volonté politique démocratiquement constituée. Le risque alors serait grand que l'acte même par lequel l'Etat s'empare des fabriques soit aussi celui par lequel le régime de ces dernières envahisse la société tout entière. La loi d'usine étendue à la société, n'est-ce pas là une dimension essentielle de l'URSS stalinienne? Discipline, ordre hiérarchisé, fonctionnement cadencé, collectif obligé, engrenages, etc.. autant d'éléments qui entrent en résonance avec tel ou tel trait du stalinisme, accompagnés de l'évocation permanente de la "rigueur prolétarienne", celle de l'usine. N’oublions pas que le capital modèle l'être social de la classe ouvrière à un double titre: en ce qu'il crée et rassemble les prolétaires (achat et vente de la force de travail) mais aussi en ce que, les ayant rassemblés, il leur donne forme. J’estime que nous devrions étudier l’hypothèse selon laquelle le stalinisme serait bien en tant que régime politique un Etat ouvrier, c’est-à-dire une forme d’Etat vers lequel la classe ouvrière d’usine pourrait tendre. Une forme qui nous présenterait la face sombre d'un prolétariat qui n'a pas dépouillé son ancienne enveloppe, celle que lui a légué le capital.

Relu à cette lumière, le passage suivant du Capital est particulièrement frappant : "La division manufacturière du travail suppose l'autorité absolue du capitaliste sur des hommes transformés en simples membres d'un mécanisme qui lui appartient. La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d'autorité que celle de la concurrence, d'autre force que celle exercée sur eux par leurs intérêts réciproques (…). Et cette conscience bourgeoise qui exalte la division manufacturière du travail (…) pousse de hauts cris et se pâme quand on parle de contrôle, de réglementation sociale du procès de production! (…) "Voulez-vous donc transformer la société en une fabrique?", glapissent alors ces enthousiastes apologistes du système de la fabrique. Le régime des fabriques n'est bon que pour les prolétaires!" . A l’évidence, Marx répond à côté de la plaque, par une pirouette et, au fond, ne conteste pas que la réglementation sociale du procès de production pourrait être l'extension du régime de la fabrique à la société.

D’ailleurs, au-delà même de l'organisation de la production, la forme de propriété ne dit pas tout. Aujourd’hui même, une coopérative, plongée dans l’environnement que nous connaissons, sera inévitablement guidée par la « mise en valeur de la valeur », c’est-à-dire par le rapport de production capitaliste. Qui nous dit qu’il n’en sera pas de même pour les entreprises autogérées du futur socialiste ? On est alors amené à se demander si l’essentiel de l’affaire pour ce futur socialiste réside bien dans l’abolition de la propriété privée des moyens de production (une abolition qui, nous l'avons vu, ne sera de toutes façons jamais totale). L'essentiel ne serait-il pas plutôt dans le fait de savoir par quoi est gouvernée l’entreprise : par la « mise en valeur de la valeur », c’est-à-dire par le capital, même si on a décrété sa disparition ? ou par l’objectif de satisfaire des besoins sociaux collectivement déterminés ? « Le mouvement du capital n'a donc pas de limite, dit Marx. C'est comme représentant, comme support conscient de ce mouvement que le possesseur d'argent devient capitaliste (…). Ce n'est qu'autant que l'appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif déterminant de ses opérations, qu'il fonctionne comme capitaliste, ou, si l'on veut, comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté » . En somme, si le rapport de production capitaliste est celui de "la mise en valeur de la valeur", le capitalisme est là où cet objectif l'emporte. Le possesseur d'argent n'est capitaliste que comme "support" de ce mouvement: il est du "capital personnifié". Ce qui relativise d’autant la forme juridique et amène à mettre l’accent sur ce qui guide la production. C’est bien ce qui dit Marx dans le passage suivant du Capital : "C'est le profit et le rapport entre ce profit et le capital utilisé, donc un certain niveau du taux de profit qui décident de l'extension ou de la limitation de la production, au lieu que ce soit le rapport de la production aux besoins sociaux, aux besoins d'êtres humains socialement évolués" .

Abolition de la propriété privée ou rapport de production dominant : les deux comptent évidemment, mais selon que l’accent sera mis sur l’un ou sur l’autre, nous dessinons un horizon socialiste très différent. Bien sûr, nous nous battons pour l’autogestion par les travailleurs et le moment de la rupture révolutionnaire est toujours décisif. Mais l’existence en nombre significatif de formes classiques de la propriété privée, y compris capitalistes, n’est plus nécessairement un obstacle infranchissable. La question centrale devient : qui (ou plutôt quoi) gouverne l’entreprise. Deux points ici sont importants. Le premier est celui des empiètements sur la propriété privée : il faut que le droit de propriété soit subordonné à d’autres droits (social, environnemental, etc), au lieu que ce soit l’inverse. Le second est de distinguer entre droit de propriété et pouvoirs : le pouvoir effectif dans l’entreprise sera partagé, avec les salariés, les consommateurs, etc. Le tout avec l’idée que le choix politique démocratique doit primer.

Des développements précédents, nous déduisons que l'ambition socialiste devrait passer prioritairement "par le haut", par la voie de l'émancipation politique des travailleurs. C'est-à-dire par une révolution politique, par l'instauration d'un Etat de type nouveau et d'une nouvelle démocratie, qui seraient tout à la fois la porte ouvrant sur l'ensemble du processus et la garantie qu'il ne dévie pas de sa trajectoire. Marx avait appelé à abolir la séparation des travailleurs d'avec leurs moyens de production, mais également celle de l'Etat avec la société civile : des deux réunifications à opérer, nous sommes amenés à privilégier la seconde pour mieux réaliser la première. La politique, la vie dans la cité, devrait être en elle-même un but et non, comme traditionnellement, un simple moyen pour l’aboutissement révolutionnaire. La réflexion devrait donc porter de façon prioritaire sur les formes d’organisation du pouvoir politique, sur une démocratie qui assure la plus large participation des travailleurs à tous les niveaux, de façon à s’assurer que s’imposent dans l’entreprise les choix sociaux généraux.

Tel n’était pas, à l’évidence, le choix de Marx, qui affirmait : "La propriété bourgeoise moderne, la propriété privée, est l'expression ultime, l'expression la plus parfaite du mode de production et d'appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l'exploitation des uns par les autres. En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie par cette formule: abolition de la propriété privée" , puis, à nouveau : "(Les communistes) mettent en avant la question de la propriété, quel que soit le degré de développement qu'elle ait pu atteindre: c'est la question fondamentale" . Pourtant, le discours sur l’émancipation politique est très loin d’être absent. Chaque fois que la société future est évoquée, il est question d’une « réunion d’hommes libres », ou encore « d’individus associés » ou enfin d’une « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous », autant de claires allusions à l’acte fondateur de la cité et donc à la politique.

Quand Marx affirme : « La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect, que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social » , il ne dit pas que cet accomplissement ne sera obtenu que le jour où sera proclamée l'appropriation collective des moyens de production, mais : "le jour où (se) manifestera l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social". L'essentiel ici est l'association, l'action concertée et, surtout, la maîtrise de son destin, c'est-à-dire l'homme réuni et agissant dans la cité. Un thème que nous retrouvons dans le passage suivant de l’Idéologie Allemande : "Le communisme se distingue de tous les mouvements qui l'ont précédé jusqu'ici en ce qu'il bouleverse la base de tous les rapports de production et de circulation du passé et que pour la première fois il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédé jusqu'ici, qu'il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis" . Comment est-ce que « la puissance des individus unis » pourrait s’exercer autrement que dans la cité et par le biais de la politique ?

Il est vrai que, pour l’Idéologie Allemande, la révolution communiste est avant anti-aliénation. En tant que telle, elle est un soulèvement pour la maîtrise par l'homme de son destin, et donc une œuvre éminemment politique. « La dépendance universelle, dit Marx dans cette dernière œuvre, cette forme naturelle de la coopération des individus à l’échelle de l’histoire mondiale, est transformée par cette révolution communiste en contrôle et domination consciente de ces puissances, qui, engendrées par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres, leur en ont imposé jusqu’ici, comme si elles étaient des puissances foncièrement étrangères, et les ont dominés » . C’est là pourtant un angle d'attaque qui subsistera jusqu'au bout, y compris dans Le Capital, et que nous retrouvons, même quand Marx traite de l’organisation de la production. "L'interdépendance de l'ensemble de la production s'impose, nous dit-il, aux agents de la production comme une loi aveugle au lieu d'être une loi que la raison associée des producteurs aurait comprise et partant dominée, ce qui leur aurait permis de soumettre le procès de production à leur contrôle collectif" . L'appropriation sociale des moyens de production n'est pas évoquée ; ce qui compte ici, c'est la maîtrise collective du procès de production par les producteurs associés, ce qui passe par l'organisation et la prépondérance de la cité.

Malgré cela, l’émancipation politique finira, dans les œuvres de la maturité, par être traitée comme un moyen par rapport à une fin qui serait celle de l’abolition de la propriété privée. "Le premier pas dans la révolution ouvrière, dit Marx, est la montée du prolétariat au rang de classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l'Etat - du prolétariat organisé en classe dominante - et pour accroître le plus rapidement possible la masse des forces productives" . La première phrase de cette citation semble ouvrir des horizons: comment l'accession du prolétariat au rang de classe dominante pourra-t-il se traduire en "conquête de la démocratie"? Mais cette voie est tout de suite abandonnée. L'accent est mis sur l'aspect instrumental de cette prise de pouvoir (le prolétariat "se servira"..) et l'objectif pivote tout entier autour de l'appropriation sociale des moyens de production. Comment un tel effacement a-t-il été possible ? Pourquoi est-ce que la voie de l’émancipation politique, à peine ébauchée, n’a-t-elle pas été explorée plus avant par Marx ? La croyance en l'extinction de l'Etat a certainement joué ici un rôle décisif: à quoi bon s'interroger sur son fonctionnement futur, puisqu'il est appelé à disparaître? Cette croyance a entraîné, d'une part, le blocage de la perspective proprement politique du socialisme (réflexions sur les formes de l'Etat, sur les droits démocratiques, sur l'articulation citoyen / travailleur, etc) et, d'autre part, un accent mis de façon unilatérale sur la seule propriété des moyens de production. Des deux séparations combattues par Marx, il n'en reste plus qu'une seule; l'autre a été escamotée, alors qu'elle est un problème mais certainement aussi une richesse.

 


Conclusion


Au terme de cet ensemble de questions posées à la Révolution selon Karl Marx, une conclusion s’impose. Deux points aveugles structurent le champ marxiste, comme les deux foyers d’une ellipse : l'inévitable survie d'une forme d'Etat; le caractère de classe des forces productives. Etat et forces productives, des points aveugles situés aux deux extrémités: le premier, au sommet de la vie politique; le second, au contraire, dans les bas-fonds de la production. Avant le renversement de la bourgeoisie, ils se répondent l'un l'autre: le premier, siège du despotisme politique de la bourgeoisie; le second, lieu du despotisme d'usine du patronat. Le problème de l'Etat écarté (par son extinction), celui du despotisme d'usine ignoré, reste le terme intermédiaire entre les deux extrêmes: celui de l'abolition de la propriété privée, de l'appropriation sociale des moyens de production. Mais cette approche survivante pèche des deux côtés à la fois: en l'absence d'une réflexion sur les formes d'un Etat qui se perpétue et sur des forces productives qu’il s’agit de révolutionner, il n'est pas possible de donner un contenu concret à l'appropriation sociale des moyens de production .

Cet aveuglement a éliminé deux points essentiels de la réflexion socialiste: 1) quelle forme d'Etat? quels droits démocratiques? Quelle combinaison d'intervention de l'Etat et de prise en charge par les travailleurs eux-mêmes? 2) quelle production? Quelle organisation de la production? Que signifie l'exercice de la démocratie dans les lieux de production? Les deux silences s'entretiennent, se font écho. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que l’URSS stalinienne nous apparaisse comme le lieu où dictature (dans l’Etat) et despotisme (dans l’usine) se répondent et s’alimentent l’un l’autre.

Le thème de l’appropriation sociale des moyens de production s’est substitué chez Marx à une notion au contenu à mon sens bien plus riche, qui occupait une place centrale dans l’Idéologie Allemande : celle de la communauté. La citation suivante éclaire la démarche de Marx sur ce point : « C'est seulement dans la communauté avec d'autres que chaque individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens; c'est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est donc possible. Dans les succédanés de communautés qu'on avait jusqu'alors, dans l'Etat, etc., la liberté personnelle n'existait que pour les individus qui s'étaient développés dans les conditions de la classe dominante et seulement dans la mesure où ils étaient des individus de cette classe. La communauté apparente, dans laquelle les individus s'étaient réunis jusqu'alors, prit toujours une existence indépendante vis-à-vis d'eux et en même temps, du fait qu'elle représente l'union d'une classe en face d'une autre, elle représentait non seulement une communauté illusoire pour la classe dominée, mais aussi une nouvelle chaîne. Dans la communauté réelle, les individus acquièrent leur liberté simultanément à leur association, par cette association et en elle. Il découle de tout le développement jusqu'à nos jours que les rapports collectifs dans lesquels entrent les individus d'une classe et qui étaient toujours conditionnés par leurs intérêts communs envers un tiers, furent toujours une communauté qui englobait ces individus uniquement en tant qu'individus moyens, dans la mesure où ils vivaient dans les conditions d'existence de leur classe; c'était donc là, en somme, des rapports auxquels ils participaient non pas en tant qu'individus, mais en tant que membres d'une classe. Par contre, dans la communauté des prolétaires révolutionnaires qui mettent sous leur contrôle toutes leurs propres conditions d'existence et celles de tous les membres de la société, c'est l'inverse qui se produit: les individus y participent en tant qu'individus » .

En somme, les individus n’ont connu jusqu’à présent que des communautés bornées par l’existence de classes antagoniques. Sous le capitalisme, en particulier, l’individu est pris entre communauté illusoire et communauté aliénée. La communauté illusoire (ou apparente) est celle de l’Etat, qui prétend exprimer par sa seule existence l’unification d’une société profondément divisée. La communauté aliénée est celle du système des forces productives, œuvre de l’homme, mais qui constitue face à lui un corps étranger, qui lui échappe et finit par le dominer : « Les forces productives, dit Marx, se présentent comme complètement indépendantes et détachées des individus, comme un monde à part, à côté des individus, ce qui a sa raison d’être dans le fait que les individus, dont elles sont les forces, existent en tant qu’individus morcelés et en opposition les uns avec les autres, tandis que ces forces ne sont d’autre part des forces réelles que dans le commerce et la liaison de ces individus entre eux (…) On voit se dresser en face de ces forces productives la majorité des individus dont ces forces se sont détachées et qui sont de ce fait frustrés du contenu réel de leur vie, sont devenus des individus abstraits, mais qui, par là même, et seulement alors, sont mis en état d’entrer en rapport les uns avec les autres en tant qu’individus » .

N’est-il pas significatif de constater qu’entre communauté illusoire et communauté aliénée, entre Etat et forces productives, nous retrouvons les deux points aveugles que nous avons évoqués ? Entre ces deux extrêmes, Marx appellera de ses vœux l’appropriation sociale des moyens de production. Dans l’Idéologie Allemande, pour occuper cet espace intermédiaire, c’est vers la constitution d’une « communauté réelle » qu’il se tourne. Aux lendemains de la révolution, le gonflement de cette communauté, sa consistance croissante permettrait tout à la fois, vers le haut, de réduire la sphère de l’Etat (« corps parasitaire ») et, vers le bas, de contribuer à l’appropriation sociale des moyens de production (l’objectif n’a pas disparu) et donc au contrôle des forces productives. Voilà une notion bien proche de celle du ou des « mouvements sociaux » et de façon plus générale du périmètre couvert par l’altermondialisation, avec son exigence démocratique tous azimuts, sa façon de s’emparer directement de la politique (de faire vivre l’homme dans la cité) et de constituer la « société civile » en une « communauté » intermédiaire entre des entreprises et un Etat (pourtant supposé représenter cette société civile qui le rejette !). La contrepartie de ce positionnement est cependant, il faut le souligner, deux points aveugles qui sont, en quelque sorte, les symétriques de ceux de Marx : la réflexion sur les formes de propriété des entreprises et celle sur la rupture révolutionnaire sont (pour le moment) pratiquement exclues de l’horizon.

La véritable sujet de l’aventure socialiste évoquée par Marx n’est pas telle ou telle classe sociale, mais (on le constate facilement à la lecture des citations précédentes) l’individu. Dans les modes de production pré-capitalistes, « les individus sont unis par un lien quelconque, que ce soit la famille, la tribu, le sol même, etc. ». Au contraire, le capitalisme « présuppose qu’ils sont indépendants les uns des autres et ne sont retenus ensemble que par l’échange » . Cela en fait « des individus abstraits », mais, ainsi qu’indiqué ci-dessus, « par là même, et seulement alors, (ces individus) sont mis en état d’entrer en rapport les uns avec les autres en tant qu’individus ». Tel est le fondement d'une liberté qu'ils ne peuvent acquérir « que simultanément à leur association, par cette association et en elle ».

Quelles formes, nécessairement diverses et multiples, pourra prendre cette « communauté réelle » ? Comment les comités, organes de masses, organisations politiques, etc. qui pourront contribuer à la structurer s’articuleront-t-ils avec l’Etat maintenu ? Quelle sera la place d’éventuels organes de base du nouveau pouvoir ? Comment le droit de la propriété privée sera-t-il subordonné à d’autres droits sociaux ? La liste des questions en suspens pourrait facilement être allongée. Un rappel me paraît cependant essentiel : la société bourgeoise tente de reconstituer son unité par deux biais, à chaque fois de façon factice et au prix d'une aliénation. Le premier des ces moyens ("par en bas" ) est celui de la valeur, du marché, qui semble unifier la société sur la base de l'échange universel mais impose à celle-ci ses propres lois. Le second ("par en haut") est celui de l'Etat des citoyens, "communauté illusoire" qui se dresse contre les hommes qui l'ont créée. La première voie de sortie du capitalisme a tenté de passer par le bas, en s'attaquant à la valeur, pour retrouver, sous son enveloppe, la mécanique de la division du travail d'usine. Tentative vouée à l'échec, et particulièrement dangereuse en l'absence d'une véritable démocratie. A nous maintenant d'explorer la seconde voie, celle de l'émancipation politique des travailleurs, pour que l'homme vivant dans et par la cité puisse s'emparer lui-même de son destin.


Ouvrages cités

Artous A., in Marxisme et démocratie, Syllepse, 2003.
Johsua I., La face cachée du Moyen Age. Les premiers pas du capital. La Brèche, 1988.
Maler H., Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, malgré Marx, Albin Michel, 1995.
Marx K. et F. Engels, L'Idéologie Allemande, Feuerbach. Ed. Sociales.
Marx K., Misère de la Philosophie, Pléiade, Œuvres de Karl Marx, T. 1, 1963.
Marx K. et F. Engels, Le Manifeste Communiste, Pléiade, Œuvres de Karl Marx, T. 1, 1963.
Marx K., Contribution à la Critique de l'Economie Politique, Ed. Sociales.
Marx K., Le Capital, Ed. Sociales.

Version du 4 janvier 2004