GUERRE D’ALGERIE : LE SILENCE DES FAMILLES

Sur la réédition du livre de Benoist Rey, « Les égorgeurs ». Article paru dans L’Humanité, en 2000.

« ... Les prisonniers ont les mains liées dans le dos. Le caporal-chef B... prend le premier, l’assomme d’un coup de bâton et l’égorge.  Il en fait de même avec le deuxième. Le troisième, qui doit avoir dix huit ans à peine, a compris. Au lieu d’essayer de se défendre, il tend la gorge au bourreau, lequel n’hésite pas et l’égorge avec la même sauvagerie. On met ensuite sur chaque corps à la gorge béante, où déjà sont les mouches, un écriteau : Tel est le sort réservé aux rebelles. » Ce n’est pas la description des crimes d’une « bande d’Arkan » pour un quelconque Tribunal pénal international sur la Yougoslavie en feu. C’est un extrait du récit dépouillé et circonstancié des quatorze mois passés en Algérie, entre 1959 et 1960, par un appelé français du contingent.  « Les égorgeurs » est paru en 1961 aux Editions de Minuit. Aussitôt sorti, aussitôt interdit, et saisi. Les Editions du Monde libertaire viennent de le rééditer, c’est salutaire. A l’époque, le livre ne rencontra guère de soutien, même dans la presse progressiste.  En 1961, il importait de ne pas jeter l’opprobre sur les soldats du contingent dont la passivité venait de faire échouer le « putsch » des généraux d’Alger, et ce livre ne racontait pas les horreurs de quelques unités « d’élite », spécialisées dans le crime, mais celles du contingent, de l’armée ordinaire, des « braves petits Français », pour peu que leur unité soit engagée dans une zone de rébellion, c’est à dire presque partout... stigmates d’une génération.

Pratiquement tous les hommes qui ont aujourd’hui entre 58 et 65 ans, les pères de ceux qui ont entre 30 et 40 ans, y ont pris part. La guerre d’Algérie est le grand silence des familles françaises.  Celui du récit impossible, sans que la honte le suffoque. Retour d’Algérie en 1960, Benoist Rey refuse ce honteux silence, et n’a de cesse de publier son témoignage. Sa réédition, pour les générations présentes, répondra sûrement aux question que le silence des pères sur « leur » guerre laisse en suspens. Questions qui renvoient aussi à la façon très particulière dont, après coup où pour admonester « les autres », la France (quel est le sens de cette notion ?) a l’habitude de défendre les valeurs qu’elle prétend incarner. Après s’être libéré de ce silence, Benoist Rey a continué sa vie en dissident des tartufferies ambiantes.  Sa biographie, rédigée par son ami Raymond Pradines que les anciens lecteurs de l’Huma connaissent bien, sort en complément aux mêmes éditions (2). Des lectures qui devraient être au programme des écoles.

 

                                                                                                          Gilles de Staal

 « Les égorgeurs », par Benoist Rey. Editions du Monde libertaire, 120 pages, 60FF.

« Benoist Rey - graine d’ananar » par Raymond Vidal-Pradines, même édition, 40 pages, 20FF