Le Nouvel Observateur Semaine du jeudi 25 novembre 2004 - n°2090 - Réflexions

Mes réticences sur le sionisme

Exclusif. La lettre originale du fondateur de la psychanalyse sur le futur Etat d'Israël était restée cachée depuis 1930. La voici dans son intégralité

La lettre de Sigmund Freud que nous publions, datée du 26 février 1930 et adressée à Chaim Koffler, membre de la Fondation pour la Réinstallation des Juifs en Palestine (Keren Hayesod), est traduite pour la première fois de l’allemand dans son intégralité par Jacques Le Rider. Elle est publiée par la revue «Cliniques méditerranéennes» (n° 70, Erès, 2004), accompagnée d’un commentaire d’Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, dont nous donnons ici de larges extraits.


Vienne, 19 Berggasse, 26 février 1930

Monsieur le Docteur,

Je ne peux pas faire ce que vous souhaitez. Ma réticence à intéresser le public à ma personnalité est insurmontable et les circonstances critiques actuelles ne me semblent pas du tout y inciter. Qui veut influencer le grand nombre doit avoir quelque chose de retentissant et d’enthousiaste à lui dire, et cela, mon jugement réservé sur le sionisme ne le permet pas. J’ai assurément les meilleurs sentiments de sympathie pour des efforts librement consentis, je suis fier de notre université de Jérusalem et je me réjouis de la prospérité des établissements de nos colons. Mais, d’un autre côté, je ne crois pas que la Palestine puisse jamais devenir un Etat juif ni que le monde chrétien comme le monde islamique puissent un jour être prêts à confier leurs lieux saints à la garde des juifs. Il m’aurait semblé plus avisé de fonder une patrie juive sur un sol historiquement non chargé; certes, je sais que, pour un dessein aussi rationnel, jamais on n’aurait pu susciter l’exaltation des masses ni la coopération des riches. Je concède aussi, avec regret, que le fanatisme peu réaliste de nos compatriotes porte sa part de responsabilité dans l’éveil de la méfiance des Arabes. Je ne peux éprouver la moindre sympathie pour une piété mal interprétée qui fait d’un morceau de mur d’Hérode une relique nationale et, à cause d’elle, défie les sentiments des habitants du pays.

Jugez vous-même si, avec un point de vue aussi critique, je suis la personne qu’il faut pour jouer le rôle de consolateur d’un peuple ébranlé par un espoir injustifié.


Freud



"Aucun oeil humain ne verra cette lettre"

En août 1929, deux ans après la publication en langue arabe des «Protocoles des Sages de Sion», qui allait donner naissance quelques années plus tard à un véritable antisémitisme dans le monde arabe, des émeutes survinrent à Hébron au cours desquelles des Palestiniens massacrèrent l’une des plus anciennes communautés juives du Yishouv. Face aux revendications nationalistes de ce peuple, qui se sentait dépossédé de sa terre, les dirigeants sionistes étaient divisés sur la conduite à tenir. Les uns, comme Vladimir Zeev Jabotinsky, considéraient que les Arabes étaient marqués par un déterminisme biologique qui leur interdirait toujours d’accepter la présence des juifs et qu’il fallait en conséquence construire un «mur d’acier» démographique entre les deux communautés, alors que les autres – militants de la gauche socialiste – commençaient au contraire à prendre conscience de la nécessité d’une cohabitation. Aussi concevaient-ils l’idée de créer un Conseil législatif palestinien à parité entre Juifs et Arabes.

C’est dans ce contexte que Chaim Koffler, membre viennois du Keren Hayesod, la Fondation pour la Réinstallation des Juifs en Palestine, s’adressa à Freud pour lui demander, comme à d’autres intellectuels de la diaspora, de soutenir la cause sioniste en Palestine et le principe de l’accès des juifs au mur des Lamentations. Il reçut aussitôt de celui-ci la lettre inédite publiée ici. A l’évidence, la missive du fondateur de la psychanalyse déplut aux membres du Keren Hayesod, puisque dans une lettre adressée à Abraham Schwadron, sioniste de droite, archiviste et collectionneur d’autographes, Koffler souligne: «La lettre de Freud, malgré son authenticité et sa tonalité chaleureuse, ne nous est pas favorable. Et comme ici, en Palestine, il n’y a pas de secret, il est probable qu’elle quittera la collection des autographes de la Bibliothèque de l’Université, pour être rendue publique. Si je ne peux être utile au Keren Hayesod, je voudrais au moins ne pas nuire à sa cause. Si vous désirez, à titre personnel, lire ce manuscrit, pour ensuite me le rendre, je vous le ferai remettre.»
Schwadron répondit en hébreu à Koffler: «Je vous promets, au nom de la Bibliothèque, qu’"aucun ?il humain ne la verra [Job, 7/8]".» La promesse qu’aucun ?il humain ne verrait cette missive, jugée désastreuse pour la cause sioniste, fut respectée pendant environ soixante ans. Mais, comme la meilleure manière de dissimuler une archive, c’est encore de la détruire, cette lettre, du fait même du mystère qui pesait sur sa localisation et sur son existence, suscita de multiples rumeurs. Elle ne contenait d’ailleurs rien d’autre qu’un secret de Polichinelle, puisque Freud eut maintes fois l’occasion d’exprimer sur le sionisme, sur la Palestine et sur les lieux saints une opinion identique à celle adressée au Keren Hayesod.
Ainsi il envoyait à Albert Einstein le même jour – 26 février 1930 – une autre lettre qui reprenait point par point la même argumentation: détestation de la religion, scepticisme à l’égard de la création d’un Etat juif en Palestine, solidarité envers ses «frères» sionistes – qu’il appelait parfois ses «frères de race» –, empathie enfin pour la cause sioniste, dont pourtant il ne partagera jamais l’idéal: «Quiconque veut influencer la foule doit avoir quelque chose de retentissant et d’enthousiaste à dire, et mon jugement pondéré et nuancé sur le sionisme ne va pas dans ce sens.» Freud se déclarait fier de «notre» université et de «nos» kibboutzim, mais il ne croyait pas à la création d’un Etat juif parce que, disait-il, les musulmans et les chrétiens n’accepteront jamais de confier leurs sanctuaires à des juifs: «J’aurais mieux compris que l’on eût fondé une patrie juive sur un sol vierge, non grevé historiquement.» Et il déplorait le «fanatisme irréaliste de ses frères juifs» qui contribuait à «éveiller la méfiance des Arabes». Et enfin: «Je ne puis trouver en moi l’ombre d’une sympathie pour cette piété fourvoyée qui fabrique une religion nationale à partir du mur d’Hérode, et qui, pour l’amour de quelques pierres, ne craint pas de heurter les sentiments des populations autochtones.»

Pour bien marquer par ailleurs qu’il restait solidaire des entreprises sionistes – et plus encore après la prise du pouvoir par les nazis –, Freud n’hésita pas, à l’occasion du quinzième anniversaire de la création du Keren Hayesod, à envoyer à Leib Jaffé une missive élogieuse: «Je veux vous assurer que je sais fort bien à quel point votre fondation est un instrument efficace, puissant et bénéfique pour l’installation de notre peuple sur la terre de ses ancêtres [...]. Je vois là un signe de notre invincible volonté de vivre qui a jusqu’ici bravé deux mille ans d’oppression étouffante.»

Mais, à son arrivée à Londres, en 1938, les persécutions antisémites qui l’avaient contraint à quitter Vienne n’avaient en rien modifié son opinion. Il se sentait toujours aussi solidaire de son peuple mais il continuait à détester toute forme de religion, y compris le judaïsme. En conséquence, il acceptait difficilement l’idée qu’un Etat juif pût être viable précisément parce qu’un tel Etat, en se réclamant d’une sorte «d’être juif», ne pourrait nullement, à ses yeux, devenir laïque.

En un mot, Freud assimilait le mouvement sioniste dans son ensemble à une entreprise de rejudaïsation des juifs, à une sorte de nouveau messianisme, plutôt qu’à une utopie socialiste ou à une entreprise politique. Aussi préférait-il sa position de juif de la diaspora, universaliste et athée, à celle de guide spirituel attaché à une nouvelle Terre promise: «Tout en vous remerciant de m’accueillir en Grande-Bretagne, j’aimerais vous demander de ne pas me traiter comme "un guide d’Israël". Je souhaiterais être considéré seulement comme un modeste homme de science et d’aucune autre manière. Bien qu’étant un bon juif qui n’a jamais renié le judaïsme, je ne peux néanmoins oublier mon attitude totalement négative envers toutes les religions, y compris le judaïsme, ce qui me différencie de mes confrères juifs et me rend inapte au rôle que vous voudriez m’attribuer.»
Freud n’ignorait rien du grand mouvement de régénération des juifs inauguré par les pères fondateurs du sionisme: Theodor Herzl et Max Nordau. Il connaissait les hommes et les idées. Mais, bien qu’il n’eût jamais renié sa judéité, c’est-à-dire son sentiment d’appartenance non pas à la religion juive ou au judaïsme, mais à son identité de juif sans Dieu, de juif viennois assimilé – et de culture allemande –, il ne concevait pas que le retour à la terre des ancêtres pût apporter la moindre solution à la question de l’antisémitisme européen. Et c’est pourquoi il préconisait le choix d’un autre territoire que celui des origines: un territoire neuf où l’on ne soit pas contraint de mener de nouvelles guerres de religion. A cet égard, il eut l’intuition magistrale que la question de la souveraineté sur les lieux saints serait un jour au centre d’une querelle presque insoluble, non seulement entre les trois monothéismes, mais entre les deux peuples frères résidant en Palestine. Il redoutait à juste titre qu’une colonisation abusive ne finisse par opposer, autour d’un bout de mur idolâtré, des Arabes fanatiques et antisémites à des Juifs intégristes et racistes.

Il pensait qu’il y avait dans la judéité intellectuelle, détachée de ses racines religieuses ou communautaires, quelque chose de «miraculeux et d’inaccessible à toute analyse». Ce quelque chose, ce «propre du juif», il le décrira jusqu’à la publication de «l’Homme Moïse» non pas comme une élection, ou comme un particularisme, mais comme un état transhistorique seul capable de conduire les juifs à une véritable grandeur, c’est-à-dire à cette capacité inouïe d’affronter les préjugés de masse dans la plus haute des solitudes: «C’était seulement à ma nature de juif que je devais les deux qualités qui m’étaient devenues indispensables dans ma difficile existence. Parce que j’étais juif, je me suis trouvé libéré de bien des préjugés qui limitent chez les autres l’emploi de leur intelligence. En tant que juif, j’étais prêt à passer dans l’opposition et à renoncer à m’entendre avec la majorité compacte.»

La Terre promise investie par Freud ne connaît ni frontière ni patrie. Elle n’est entourée d’aucun mur et n’a besoin d’aucun barbelé pour affirmer sa souveraineté. Interne à l’homme lui-même, interne à sa conscience, elle est tissée de mots et de fantasmes. Héritier d’un romantisme devenu scientifique, Freud emprunte ses concepts à la civilisation gréco-latine et à la Kultur allemande.

Après avoir été soigneusement dissimulée, la lettre de Freud au Keren Hayesod connut un destin chaotique. En 1978, elle fut citée en anglais dans un article consacré à Freud et à Herzl, et en 1991, après avoir été mentionnée dans un hebdomadaire algérien qui cherchait à démontrer que Freud n’avait guère de sympathie pour le sionisme, elle fut traduite en anglais intégralement par Peter Loewenberg, psychanalyste américain. Celui-ci la publia accompagnée d’un commentaire de son cru, la jugeant antisioniste et assez peu lucide sur l’avenir. «Freud, disait-il, s’est trompé à propos de sa prédiction, puisque l’Etat juif existe vraiment...» Loewenberg semblait oublier que si Freud était réservé quant à la création en Palestine d’un Etat juif, il tenait toujours à marquer sa solidarité envers ses frères sionistes. Traduite aujourd’hui pour la première fois de l’allemand en français, la lettre en souffrance est donc enfin arrivée à destination.


Elisabeth Roudinesco