MAIS QUI A SAUVE LES JUIFS BULGARES ?

Cet article est paru dans L’Humanité du 23 novembre 1999.

Avec « La fragilité du bien », le philosophe Tzvetan Todorov interroge cette " exception " historique, qui a permis qu’aucun des 46 000 juifs vivant en Bulgarie dans les années quarante n’ait été déporté par les nazis.Il y a des exceptions historiques qui jettent une lumière cruelle sur ce qui est admis comme " la règle commune " et le cortège de justifications embarrassées et de soupirs fatalistes dont les discours politiciens ont coutume de l’habiller après coup. La déportation des juifs d’Europe vers la Pologne, organisée certes par les Allemands, mais mise en oeuvre par les administrations régulières des différents États concernés, fournit sans doute, dans l’histoire contemporaine, le paradigme de la lâcheté tragique devant cette " règle commune ".
On est souvent tenté de dire : " Et si... ? " Et si..., tout simplement, chacun, à son échelle, sans renier ses convictions ou ses attaches politiques, avait agi en " honnête homme " ? Car enfin, mis à part l’Allemagne et l’Italie, les fascistes, dans la plupart de ces pays, ne constituaient que des groupuscules de relativement faible audience, à qui seules les circonstances d’hégémonie germano-italienne en Europe conféraient une influence disproportionnée sur les gouvernements et les administrations. Ces gouvernements, assurément réactionnaires, à la tête d’États autoritaires, voire dictatoriaux, étaient pour la plupart formés des traditionnels hommes politiques de la bourgeoisie conservatrice, certes partisans de la répression brutale de toute résistance politique ou sociale ; cela ne les rendait pas pour autant, par essence, portés au génocide méthodique d’une population.
Si l’on connaît les ressorts de l’antisémitisme exterminateur des nazis et de leurs séides européens, doriotistes français, gardes de fer roumains, fascistes flamands ou oustachis croates, qu’en est-il des hommes d’État et hauts fonctionnaires hongrois, français, belges et autres, pour la plupart nourris au lait de la démocratie chrétienne ou du radicalisme... si ce n’est la médiocre lâcheté du calcul politicien à l’égard du " grand protecteur " allemand ? Et si... ? Cela peut paraître naïf, et pourtant. Malgré les exigences allemandes et la mise en place, début 1943, de tout le dispositif logistique nécessaire, pas un seul des 46 000 juifs de Bulgarie n’avait été déporté vers les camps d’extermination polonais, aucun n’était mort de causes autres que naturelles, quand, le 9 septembre 1944, l’Armée rouge libérait le territoire bulgare. Voilà l’exception. Dans son livre sur le procès Eichmann, Hannah Arendt relevait ce fait " unique dans cette ceinture de populations mixtes ", pour souligner que personne n’avait tenté de l’expliquer.
L’" explication " ? Elle tient dans le petit livre confectionné par le philosophe Tzvetan Todorov qui porte en titre : la Fragilité du bien (1). Qui a sauvé les juifs bulgares ? Réponse : tout le monde, (à part une petite minorité radicalement fasciste), en réagissant et en agissant, à son échelle, indépendamment de sa position dans les luttes politiques, à partir de ce simple présupposé : " C’est monstrueux, insensé, et il y va de la dignité d’être bulgare "... Pas plus, mais pas moins. Les communistes qui, dès les premières lois antisémites, associent la défense des juifs à la lutte contre le fascisme ; les intellectuels libéraux, qui dès ce même moment, s’élèvent contre les idées de défense de la " pureté nationale " ; l’Église orthodoxe, qui prend les juifs sous sa protection ; les députés de l’opposition légale... Mais tout cela n’aurait pu suffire si, du sein même de la majorité parlementaire de ce gouvernement allié de l’Allemagne, des hommes politiques n’avaient pris " la décision de faire tout ce qui était en (leur) pouvoir pour empêcher l’accomplissement de ce qu’on projetait et qui allait compromettre la Bulgarie devant le monde, la souillant d’une tâche qu’elle ne méritait pas ". Pour Dimitar Pechev, cheville de la majorité gouvernementale et vice-président de l’Assemblée nationale, la cause est au-dessus de toute autre considération, et il comprend que c’est de l’intérieur du pouvoir que " le projet d’assassinat en masse " doit être mis en échec.
Le livre de Tzvetan Todorov rassemble pour la première fois l’essentiel des documents - déclarations, comptes rendus de réunions, journaux intimes de politiciens, tracts, témoignages d’époque, mémoires... - qui permettent de reconstituer l’histoire de la crise qui, de mars à juin 1943, a abouti à " la mise à l’abri " des juifs bulgares par l’État bulgare lui-même. Cela se lit comme un véritable roman qui finirait bien. Une anti-"affaire Papon " en quelque sorte. À ce sujet, deux remarques : aucun de ces hommes, qui mirent en échec le projet nazi, n’en souffrit les représailles dans sa chair ou dans sa liberté ; en ce début 1943, et il était évident pour tous, témoins et acteurs du drame, que la déportation en Pologne ne pouvait signifier autre chose que l’extermination de masse. Ce qui réduit à néant les deux arguments souvent opposés à l’accusation de passivité : les risques encourus étaient tels qu’on ne pouvait rien faire ; on ne pouvait pas imaginer l’horreur qui allait suivre. Fallait-il donc être bulgare pour comprendre, d’emblée, qu’il s’agissait de la Shoah ?


Gilles de Staal


(1) Tzvetan Todorov. La Fragilité du bien. Éditions Albin Michel. 222 pages, 98 francs.