Immigration
SUR L’ANALOGIE POST-COLONIALE
Je livre au débat cet extrait d’un article de Ablellali Hajjat, qu’un ami m’a envoyé.
L’analogie postcoloniale
Dans les débats qui animent des organisations comme le Mouvement de l’Immigration
et des Banlieues à Paris ou Divercités à Lyon, la question
de la comparaison entre le contexte colonial français, qui s’est
terminé en 1962, et le contexte de l’immigration postcoloniale
est lancinante. Dans une logique action-réflexion, le mouvement issu
de l’immigration postcoloniale a tenté d’apporter des éléments
de réponse au Forum social européen 2003 de Saint-Denis, à
travers le discours de Tarek Kawtari, de Oumeyya Seddik, de Yamin Makri, de
Siham Andalouci, etc. A travers les slogans « Traitement colonial des
quartiers » ou «Justice coloniale », « gestion coloniale
de l’islam »... Ces mouvements se basent sur une intuition : le
mépris, les inégalités, le racisme, etc., prennent leur
origines dans le passé colonial. Mais nous ne sommes qu’au début
de la réflexion (collective), et il nous reste à argumenter, à
préciser et à construire une pensée politique anticolonialiste
pour aujourd’hui.
La spécificité de l’immigration postcoloniale.
L’intuition de départ est fondée. Parce que comment expliquer
la radicalisation des discriminations subies par les immigrés des anciennes
colonies et de leurs enfants ? En effet, il existe une distinction entre l’immigration
postcoloniale (Maghreb, Afrique subsaharienne, « confettis de l’Empire
» des Antilles et d’ailleurs, voire ex-Indochine) et les immigrations
précédentes (Europe du Sud et de l’Est principalement).
Certains discours racistes, qui ont une grille de lecture intégrationniste,
peuvent dire la même chose : si ces familles immigrées posent tant
de problèmes, c’est parce qu’elles sont « inassimilables
», « inintégrables », à cause de leur culture
étrangère, leur religion (en particulier l’Islam), etc.
Contrairement à ce qu’affirme ce discours culturaliste et raciste,
la distinction semble plutôt liée à l’histoire : des
pays comme l’Espagne, le Portugal, la Pologne n’ont pas été
colonisés par la République de France. Ainsi, les ressortissants
de ces pays n’ont pas été l’objet du discours de légitimation
de la colonisation : « mission civilisatrice » pour les «
barbares » que sont les Noirs-rieurs-sportifs-danseurs, les Arabes-vicieux-voleurs-violeurs-fanatiques,
les Asiatiques-travailleurs-discrets-dociles, etc. Autrement dit, lorsque les
ex-colonisés arrivent sur le territoire français, ils sont précédés
par des représentations, des images et des préjugés qui
sont directement issus de la culture coloniale française.
Il existe donc une spécificité de l’immigration postcoloniale
vis-à-vis des autres immigrations. Il reste à la préciser.
Afin de parer à toutes les critiques qu’on ne manquera pas de nous
faire, il est préférable de diviser le problème et d’affronter
cette question sous différents angles : comparaison entre rapport colonial
et relation de domination entre immigrés et « gaulois » ;
entre droit colonial et droit des étrangers ; entre les représentations
des figures de l’indigène, de l’immigré et du musulman
; entre la production des élites indigènes par le pouvoir colonial
pour justifier sa domination et l’émergence d’une élite
« beur » (SOS Racisme, et autres) ; entre l’instrumentalisation
de l’Islam traditionnel dans les pays colonisés à majorité
musulmane et les manipulations politiques de l’Islam de France (Conseil
Français du Culte Musulman et autres) ; entre l’instrumentalisation
de la cause des femmes par l’impérialisme et les manœuvres
de l’État français pour diaboliser les sauvageons (Ni Putes
Ni Soumises et autres) ; entre la répression coloniale et la violence
des rapports jeunes des « quartiers » ? police (Brigade Anti-Criminalité
et autres) ; entre la séparation urbaine ville coloniale - ville indigène
et la ségrégation spatiale de nos banlieues ; et nous en oublions
sûrement.
Tous ces angles d’attaque ne sont pas vierges, et il existe déjà
quelques (trop peu) d’analyses qui réussissent la démonstration
de la validité de la comparaison entre colonisation et immigration. Ils
doivent être synthétisés dans une réflexion globale
afin de fonder l’analogie entre contexte colonial et contexte de l’immigration
postcoloniale. L’analogie implique donc une réflexion sur l’adéquation
(en quoi la comparaison est vraie) et l’inadéquation (en quoi elle
l’est moins ou pas du tout) entre les deux pôles de la comparaison
(ce qui suppose une connaissance pointue de la colonisation et de l’immigration).
La suite du texte propose des pistes de réflexion sur la comparaison
entre rapport colonial dans les colonies et rapport néocolonial en France.
L’injonction à l’intégration.
Le discours sur (ou l’injonction à) l’intégration
est directement issu de l’héritage colonial. Ce discours produit
des effets de théorie, c’est-à-dire qu’à force
d’être prononcé, il agit sur la réalité sociale.
Il devient discours performatif. Les individus qui reçoivent ce discours
peuvent montrer leur irritabilité face à l’éternelle
suspicion que porte l’injonction à l’intégration :
peu importe les nombreux «efforts d’intégration», on
est toujours suspecté de ne pas l’être totalement. L’idéologie
intégrationniste repose sur plusieurs piliers. Tout d’abord, elle
suppose une différence entre culture dominante et culture dominée.
Parce qu’il existerait des « valeurs occidentales » et des
« valeurs africaines » ou « islamiques », et l’universalisme
se situe, bien sûr..., du côté occidental. Or, la construction
nationale française repose sur la nécessité d’une
homogénéité culturelle : pour être citoyen, il faut
être français, c’est-à-dire « culturellement
» français, même si on ne perçoit pas trop le contenu.
D’où la nécessité de l’intégration qui
consiste à passer de l’altérité radicale (nous sommes
différents) à l’identité totale (nous sommes identiques).
Sans cette intégration, la « cohésion nationale »
serait en danger, et revêt donc un caractère obligatoire, et tous
ceux qui s’y refusent sont relégués à l’écart
de la civilisation. L’idéologie intégrationniste repose
sur un « édenisme », c’est-à-dire qu’il
prévoit qu’une fois l’intégration opérée,
les « problèmes de l’immigration » seront résolues.
Il s’agit du mythe de l’intégration. Cette injonction à
l’intégration provient d’une vision étriquée
de l’universalisme de la Révolution française, et elle a
connu une apogée pendant la Troisième République, en pleine
expansion de l’empire colonial français. Ainsi la construction
de l’État-nation est intrinsèquement liée à
la construction de l’empire colonial.
Il semble que l’injonction à l’intégration produise
des effets (sur les destinataires) analogues aux effets du discours et des pratiques
de l’impérialisme culturel élaboré lors de la période
coloniale, analysés par Frantz Fanon et le premier Albert Memmi. Même
si les contextes colonial et post-colonial sont différents historiquement,
la logique intégrationniste ne semble pas avoir subi de profonde altération,
ainsi paraît-il légitime de poser cette grille de lecture. Mieux,
l’injonction à l’assimilation durant la colonisation peut
nous servir de point de repère pour rendre compte de l’injonction
postcoloniale en ce que la première est un paradigme, et que la seconde
n’en serait qu’un avatar. L’utilisation de l’analogie
pour comparer les situations historiques de la colonisation et de l’immigration
postcoloniale fonde l’affirmation que l’intégrationnisme
est un avatar de l’impérialisme culturel. Il reste cependant à
préciser le contenu de cette analogie.
Le pionnier de la sociologie de l’immigration en France, Abdelmalek Sayad,
apporte des éléments de réponse sur la question : il existe
une « différence de nature (...) [qui] sépare les deux cas
de figures ». Dans le cas de la colonisation, la société
assimilatrice s’est imposée sur le propre territoire des indigènes,
par la conquête. La solution du nationalisme hostile à l’assimilation
fut choisie pour remédier à la violence de la colonisation. Dans
le cas de l’immigration, ce sont les populations à assimiler qui
sont venues sur le territoire de la société assimilatrice. Ici
la solution de l’irrédentisme (c’est-à-dire un projet
nationaliste pour l’indépendance d’un territoire) est «
totalement inconcevable », d’où une situation inédite
: la colonisation territoriale s’est terminée, souvent dans le
sang, mais le colonialisme, ou l’impérialisme culturel, se perpétue.
Ainsi, on peut faire l’hypothèse que les « structures d’attitude
et de pensée» qui se sont construites lors de l’époque
impériale tendent à perdurer malgré une relative distance
historique, ce qui suppose de considérer ces structures comme disposant
d’une force d’inertie rendant difficile le changement. Cette inertie
s’illustre notamment à travers les représentations de l’Arabe
ou du Musulman (homme et femme) et toute une série d’attitudes
et de pensée vis-à-vis des populations issues de l’immigration
postcoloniale qui n’ont pas fait l’objet d’un travail de deuil
de la période coloniale. Le fait que la France ait de grandes réticences
à reconnaître son passé colonial s’explique en grande
partie par la force de l’inertie, et l’activisme récent des
groupes nostalgiques de l’Empire français (présents dans
les instances de pouvoir), qui prétendent réhabiliter cette période
sombre de l’Histoire française, montre le degré d’imprégnation
des structures d’attitudes et de pensée héritées
de la colonisation. Les débats sur l’islam de France résonnent
d’une manière particulière si on les compare avec ceux de
la période coloniale, puisque les questions se posaient dans les mêmes
termes : l’islam est-il un danger pour la République ? Les musulmans
sont-ils assimilables ?, etc. En ce sens l’intégrationnisme est
l’héritier de l’œuvre de l’impérialisme.
L’analogie se poursuit par le prolongement de l’interaction entre
colonisateur et colonisé vers celle, avec des modifications dues au contexte
historique, entre le « national » et le « non-national ».
Les portraits du colonisateur et du colonisé (l’assimilé
ou le révolté) brossés par Albert Memmi servent de base
à la construction d’un nouveau modèle, dans lequel l’immigration
apporte une donnée inédite : elle ouvre la voie à ce qu’on
appelle le repli d’ouverture. Parce que la grande différence de
l’immigration postcoloniale vis-à-vis de la colonisation est que
les individus et groupes en instance d’assimilation ont des positions
sociales, politiques et juridiques différentes. Il serait abusif de comparer
la misère économique et sociale des colonisés avec celle
des populations paupérisées des banlieues de France. Contrairement
à la colonisation, les populations issues de l’immigration postcoloniales
ont la possibilité, avec bien sûr de fortes restrictions gouvernementales,
à la citoyenneté française et à tous les droits
qui en découlent.
Ablelalli Hajjat