REGARD SUR LE “P.I.F”
Notes sur l’islam
politique en France
mardi 15 février 2005, par Bernard Dréano
Ce texte de Bernard Dréano est de décembre
2004. Il vient d’être publié par le site web de la Fédération
des Tunisiens pour une Citoyenneté des Deux Rives.
Bernard Dreano est président du Cedetim-Centre d’Etudes et d’Initiatives
de Solidarité Internationale et co-président du réseau
HCA - Helsinki Citizens’ Assembly.
Quelques rappels et définitions
L’examen du “paysage islamique français” (PIF), au
sens des mouvements qui interviennent explicitement au nom de valeurs musulmanes,
au sein de la société française, est nécessaire
puisque ces mouvements s’inscrivent dans la réalité de notre
société. Nous ne parlons pas ici des organisations laïques
(nombreuses en France) dans lesquelles se retrouvent des Musulmans (ou composées
essentiellement de Musulmans) sinon dans leur rapport à ce “paysage
islamique” spécifique. Un examen de l’état actuel
du “paysage catholique”, “du paysage protestant” ou
du “paysage israélite” et de leurs relations avec les organisations
laïques serait d’ailleurs tout aussi pertinent.
Il ne s’agit donc pas du “paysage” philosophique ou religieux,
ni d’une analyse sociologique ou culturelle, mais de l’observation
(ici rapide et schématique) des trajectoires politiques de mouvements
plus ou moins organisés. Par politique, nous voulons moins parler d’une
politique “partidaire”, au sens de mouvements politique ayant pour
but la conquête ou la participation au pouvoir local ou national d’Etat,
que “du politique ”, c’est à dire des forces qui agissent
au sein de la société civile. La société civile
étant comprise comme l’espace d’organisation et de débat
qui se constitue, indépendamment de l’Etat, du Marché et
de la Famille/Clan/Communauté, au sein d’une société
démocratique.
Nous parlons ici des musulmans au sens religieux du terme, c’est à
dire des gens qui se reconnaissent dans la foi et agissent dans le cadre de
la religion musulmane, c’est à dire une fraction seulement des
Musulmans au sens culturel et historique du terme qui sont quelques millions
en France. Par convention, et clin d’œil à la Yougoslavie
de Tito, nous écrivons - y compris dans les lignes qui précèdent
- musulmans pour parler des pratiquants et Musulmans pour parler des gens de
culture Musulmane, croyants ou non, pratiquants ou non.
La foi est une croyance en la transcendance, qui se construit pour un musulman
autour de la profession de foi “il n’est de Dieu que Dieu et Mohamed
est son prophète”, et de la Révélation au travers
du Coran. La foi chrétienne se construit autour de la Révélation
des deux testaments et la profession de foi “je crois en un seul Dieu
et en Jésus Christ son fils unique notre seigneur, qui est descendu sur
terre et est ressuscité d’entre les morts”, la foi juive
sur la Révélation biblique, sa transmission à Moïse,
les prophètes, le contenu de la Torah et l’attente du Messie, etc.
Au-delà de ces professions de foi, ce que signifie la croyance est une
affaire privée, pour un croyant de l’ordre de sa relation intime
à Dieu.
La religion est, au contraire de la foi, par nature, un phénomène
public, ce qui relie (du latin re-ligiere) sur terre les croyants d’une
même foi au travers d’un culte, de préceptes moraux et d’observances
de règles, avec des effets sociaux (par exemple les cinq piliers de l’Islam
pour les musulmans, le respect de la halacha pour les juifs, etc.), et d’appareils
religieux plus ou moins organisés.
La laïcité est la forme que prend en France la tendance générale
à la sécularisation que l’on observe dans le monde (la situation
ou le religieux ne domine pas le social). Elle s’est constituée
juridiquement, notamment à travers la loi de 1905, avec la séparation
de l’Eglise et de l’Etat, et la neutralité affirmée
par celui-ci à l’égard des religions, Les formes de la sécularisation
sont très diverses d’un pays à l’autre : ainsi dans
certains Etats modernes, pourtant à nos yeux très “laïcs”,
comme le royaume du Danemark ou la République de Finlande, cette séparation
n’est pas instituée, au contraire des Etats-Unis où elle
est un principe constitutionnel depuis 1788. Certains Etats de l’Union
européenne comme Malte, l’Irlande ou la Grèce ne sont pas
totalement sécularisés sur le plan juridique et institutionnel,
en particulier en matière de statut personnel et de droit civil, moins
que la Turquie (qui comme chacun sait n’est pas dans l’Union), mais
plus qu’Israël.
Si l’on cherche une définition universelle de la laïcité/sécularisation
on la trouvera dans certains textes juridiques fondamentaux, reconnus comme
ayant en France une valeur supérieure au cadre légal national,
depuis la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26
août 1789 “Nul ne peut être inquiété pour ses
opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas
l’ordre public établi par la loi”, jusqu’à la
déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre
1948, reprise en substance dans la convention européenne de sauvegarde
des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre
1950 : “Toute personne à le droit de liberté de pensée,
de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer
de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion
ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé,
par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement
des rites”. La loi dite de séparation de l’église
et de l’Etat du 9 décembre 1905 est une loi ordinaire mais de grande
portée historique et juridique dans la mesure où elle contribue,
comme d’ailleurs les textes précédemment cités, à
la définition de la laïcité qui est un principe constitutionnel.
Le cléricalisme est une idéologie qui prône la domination
des appareils religieux sur la cité, et produit l’étouffement
de la société civile. L’anticléricalisme n’est
donc pas la lutte contre la religion, ou contre l’expression des religieux
dans la vie de la cité, mais le refus d’un totalitarisme clérical
et de sa forme ultime, la théocratie (quand la religion investit totalement
l’Etat).
Le confessionnalisme est une idéologie qui prône l’instrumentalisation
des appareils religieux par l’Etat. Le confessionnalisme domine dans nombre
de pays à majorité musulmane, mais il existe aussi dans notre
pays. On trouve en effet des formes de confessionnalisme en France dans la gestion
du culte musulman par l’Etat, et dans l’action de certains Etats
étrangers sur notre territoire (Algérie, Maroc). Mais ce confessionnalisme
n’est pas limité à la “gestion de l’Islam”
par un Chevènement ou un Sarkozy ; les lois particulières qui
régissent cinq millions de français des DOM-TOM et d’Alsace
Moselle (concordat napoléonien, lois coloniales de Charles X, lois et
ordonnances de la IIIe et de la IVe république) comportent des dispositions
dont le confessionnalisme est évident.
D’autres mots sont utilisés de manière assez peu précise
avec des sens fluctuants. Certains sont utilisés pour stigmatiser des
tendances religieuses jugées réactionnaires ou fanatiques, comme
: intégrisme (qui est un mot appliqué au départ à
la sphère catholique, signifiant le retour à la doctrine dans
son “intégrité” supposée) ; fondamentalisme
(qui est un mot appliqué au départ à la sphère protestante,
signifiant le retour aux sources, aux fondements) ; salafisme (qui est un mot
du vocabulaire musulman signifiant le retour aux sources de l’enseignement
des compagnons - salaf - du prophète, mot qui avait un sens d’ouverture
au début du XXe siècle, de fanatisme aujourd’hui). Dans
le texte qui suit nous utiliserons le concept d’islam politique pour parler
de l’ensemble des tendances qui fondent tout ou partie de leur action
politique et sociale sur un positionnement religieux, d’islamisme pour
parler de celles des tendances de l’islam politique qui considèrent
comme surdéterminante leur interprétation religieuse, de salafisme
celle des tendances de l’islamisme dont l’interprétation
religieuse, en général littérale (sans interprétation
de la lettre des textes sacrés), dresse les croyants contre le reste
de la société, de djihadisme celles des tendances du salafisme
qui privilégient la violence comme moyen d’action.
Une mention aussi de l’islamophobie, terme qui fait parfois l’objet
de controverses. Il ne s’agit pas de l’appréciation que l’on
peut avoir de la religion musulmane en tant que corps de doctrine, ni des prescriptions
qui en découlent, appréciation qui peut être négative
pour certains, et exercer son droit de critique n’est pas faire acte d’islamophobie.
Il s’agit de la stigmatisation des musulmans dans leur “ essence
”, de leur attribuer collectivement des comportements négatifs
jugés “caractéristiques”, en les rattachant ou non
à des prescriptions religieuses, sans tenir compte de la réalité
des pratiques, et à partir de quoi on justifie des stigmatisations ou
des discriminations. C’est la même forme de racisme, justifiée
par des a priori d’hostilité à une religion, qui a fourni,
en France, la base de l’antisémitisme contre les juifs et leurs
supposés comportements caractéristiques.
Quelle base d’enquête ?
Malgré la profusion de publications, émissions, etc., sur l’Islam,
il est frappant de constater à quel point règne l’ignorance
sur les musulmans de France. Il s’agit pourtant d’une longue histoire
: le premier député musulman (un jurassien converti) a siégé
à l’Assemblée à la fin du XIXe siècle ; la
mosquée de Paris a été bâtie, avec le soutien de
l’Etat, dans les années 1920, à une époque où
l’empire colonial français contrôlait 15 à 20 % des
musulmans du monde ; des organisations musulmanes, ou des organisations agissant
en milieu culturel Musulman ont commencé à être actives
en France dès l’entre deux guerres. La plupart des organisations
que nous allons évoquer ci-dessous ont des racines qui remontent à
une vingtaine d’années pour les plus récentes, quatre vingtaines
d’années pour les plus anciennes.
Cette histoire, déjà longue, est essentiellement celle de communautés
prolétaires, ce qui explique sans doute cette ignorance des savants,
des journalistes et des politiques. Cette réalité est mouvante
et éclatée, parce que l’Islam n’est pas comme le Catholicisme,
une religion centralisée, mais surtout du fait de la multiplicité
des histoires nationales et sociales des Musulmans de France.
Le “paysage” décrit ci-dessous correspond pour l’essentiel
à des musulmans de souche maghrébine, alors que l’Islam
de France est aussi Africain de l’Ouest, Turc, Syro-libanais, Comorien,
Bosniaque, Indo-Pakistanais, etc. C’est une vision nourrie d’expériences
plutôt franciliennes, qu’il faudrait nuancer en examinant les réalités
différentes de Lyon, Lille, Marseille ou Strasbourg...
Cette description est surtout le fruit d’une observation/action, prolongée
depuis près de quarante ans, à partir d’observatoires militants,
principalement le Cedetim (centre d’études et d’initiatives
de solidarité internationale), et de l’expérience de ses
partenaires, des organisations laïques intervenant en milieu culturel Musulman
depuis longtemps, comme : - la Fédération des Tunisiens citoyens
des deux rives FTCR (anciennement Union des travailleurs immigrés Tunisiens
UTIT) ; - l’Association des travailleurs Maghrébins en France (ATMF)
et l’Association des Marocains en France (AMF) ; - l’Association
des citoyens originaires de Turquie ACORT (anciennement Association des travailleurs
de Turquie ATT) ; - plusieurs groupes d’originaires d’Algérie,
etc... (notons que la commission Stasi n’a dénié rencontrer
aucune de ces organisations anciennes et expérimentées). A celles
là s’ajoutent des organisations plus récentes comme le Mouvement
de l’immigration et des banlieues (MIB), Caravanes des quartiers, Au nom
de la mémoire, des expériences féministes, syndicales,
municipales, artistiques, associatives, etc.. Et des plus récemment des
expériences comme celle du Collectif une école pour toutes et
tous, du Cercle migration et liberté (CMiL), du Collectif féministe
pour l’égalité, etc.... Enfin bien sûr, il faut ajouter
l’utilisation des travaux de ceux des sociologues ou politologues qui
ont sérieusement étudié la question, la lecture de nombreux
ouvrages récents ou anciens, sociologiques, philosophiques, historiques
ou politiques (on trouvera quelques éléments bibliographiques
à la fin de ce document).
Ces observations ont pu être enrichies grâce aux échanges
avec des partenaires militants extérieurs, de pays musulmans du Maghreb,
Proche et Moyen Orient, Afrique de l’Ouest, Turquie, Bosnie, Kosovo, Iran,
Azerbaïdjan, etc., ou de pays où vivent d’importantes communautés
musulmanes : Royaume Uni, Belgique, Pays Bas, Allemagne, Israël.... En
particulier, ces vingt dernières années, avec des mouvements de
défense des droits de l’Homme ou des mouvements des femmes.
Les immigrés Musulmans et les organisations des premières générations.
Il n’y a pas, et c’est heureux, de comptage administratif par les
Etats du nombre de Musulmans (au sens culturel) en France et en Europe occidentale,
mais l’on estime leur nombre global à environ 12 millions, dont
peut être 40% en France. Pour leur immense majorité il s’agit
de personnes immigrées, ou descendants d’immigrés de la
deuxième ou troisième génération, l’immigration
en France métropolitaine, qui a débuté après la
première guerre mondiale, étant la plus ancienne.
Ces communautés ont évidemment subi la double influence du pays
d’origine et du pays d’accueil, la seconde se renforçant
au fil du temps, dans la grande variété des situations des pays
d’origine et des pays d’accueil. En France, la grande majorité
des musulmans sont venus des anciennes colonies, et la majorité du Maghreb,
lieu d’une décolonisation tragique (surtout bien sûr en Algérie).
En France, les communautés immigrées maghrébines se sont
regroupées, comme toutes les communautés émigrant des campagnes
vers les villes, Bretons, Auvergnats, Corses, Basques... puis Italiens, Juifs
Ashkénazes d’Europe centrale, Polonais, Arméniens, Espagnols,
Vietnamiens, Portugais, Juifs Sépharades de la Méditerranée,
Turcs, Chinois, ... Ces regroupements sociaux ont souvent eu, dans le cas des
Maghrébins, une coloration politique nationaliste s’affirmant par
rapport au colonisateur. C’est vrai dès les années 1920
avec la constitution de la première organisation du nationalisme algérien
moderne qui se construit en France, l’Etoile Nord-Africaine, dirigée
par Messali Hadj. L’Islam semble second par rapport au nationalisme, même
s’il est bien présent (par exemple l’organisation des étudiants
contrôlée par le FLN algérien en France dans les années
50 s’appelle Union générale des étudiants musulmans
algériens -UGEMA-).
A cette dimension coloniale, s’ajoutera ensuite une dimension post-coloniale.
Une partie des élites ouvrières et étudiantes de ces immigrations
ne s’est pas reconnue dans les régimes issus des indépendances
et les a contestés au nom des valeurs de la gauche socialiste tout en
condamnant le néo-colonialisme de l’Occident. C’est dans
ce contexte que se sont crées les organisations de gauche (AMF et ATMF
pour les Marocains, Comité des travailleurs Algériens, UTIT et
Association des Tunisiens en France, etc....), que de nombreux cadres de l’immigration
se sont formés dans la CGT ou la CFDT, parfois dans les organisations
chrétiennes : ainsi la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC)
a des adhérents musulmans dès les années 60. Commencent
aussi à apparaître, dès les années 1970, des groupes
“ transversaux ”, attirant les plus jeunes (la deuxième génération
commence à émerger), comme le Mouvement des travailleurs Arabes
(MTA). Contre ces mouvements, et parfois en partenariat avec la police française,
les ambassades développent leurs propres mouvements d’encadrement
des diasporas, les “Amicales” algériennes, marocaines, tunisiennes,
(l’Amicale des Algériens étant au départ un vrai
mouvement de masse issu du FLN). Face aux “gauchistes”, la consolidation
de l’Islam traditionnel apparaît aussi dès ce moment, comme
un “contre feu” efficace, à partir de la Mosquée de
Paris pour les Algériens, et de ce qui deviendra plus tard la Fédération
Nationale des Musulmans de France (FNMF), pour les Marocains.
Nationalismes et islamismes dans les pays d’origine
Dans les pays d’origine des immigrés des mouvements s’étaient
développés face au double défi de la modernité qui
secouait les sociétés traditionnelles, et de l’occupation
étrangère coloniale qui les opprimaient. Rappelons que tous les
pays à majorité musulmane aux notables exceptions de la Turquie,
et dans une moindre mesure de l’Iran, ont été colonisés.
Ces mouvements étaient traversés dans des proportions diverses
par les influences nationalistes ou musulmanes.
La réaction musulmane la plus importante au défi de la modernité
a été celle du mouvement qu’on a appelé la Nahda
(la renaissance), au Proche Orient, et surtout en Egypte autour de la figure
de Mohamed Abdou au début du XXe siècle. Ce mouvement a vite eu
une influence au Maghreb, avec notamment le Cheikh Ben Badis en Algérie.
Il a pris une forme radicalement anti-colonialiste avec Rachid Rida, et surtout,
au début des années 30 avec la fondation par Hassan Al Bana en
Egypte de la confrérie des Frères Musulmans (Irhwouane Al-Muslimoun),
première réponse islamiste moderne, et qui va avoir une grande
influence.
Le foyer de cette réaction musulmane n’était pas seulement
Egyptien ou Arabe, il se situait aussi en Inde, puis après l’indépendance
et la partition du pays (1948) au Pakistan, avec l’école Déobandie
et le rôle important du théoricien de l’islamisme Abdul Ala
Madwudi. Dans la sphère arabe, la plus importante pour la France, l’influence
islamiste est demeurée toutefois moins forte que l’influence nationaliste.
Cette dernière a pris plusieurs forme, “libérale bourgeoise”
(le parti Wafd en Egypte , l’Istiqlal au Maroc, l’Union du Manifeste
-UDMA- en Algérie, etc.), “social-démocrate” (l’Union
socialiste des forces populaire -USFP- au Maroc, le Néo-destour en Tunisie)
“socialiste arabe révolutionnaire” (le Front de libération
nationale en Algérie), etc. Ce qui n’empêchait pas dans certains
cas des influences islamistes, par exemple dans l’Istiqlal ou le FLN.
Ces mouvements qui ont structuré les luttes pour les indépendances
ont occupé le pouvoir dans de nombreux Etats après celles-ci.
Ce “nationalisme arabe” a été incarné en Egypte
par Nasser, dans plusieurs pays par le parti Baas, mais aussi par un Ben Bella
en Algérie, ou un Ben Barka au Maroc. Mais malgré de réels
succès (l’alphabétisation progresse de 40% à 80%
de la population en dix ans de l’Algérie française à
l’Algérie indépendante), ces régimes “progressistes
arabes” n’ont pas rempli leurs promesses, ce qui a provoqué
de grandes frustrations. Des mouvements plus à gauche, se réclamant
souvent du marxisme, les ont contestés surtout après 1968 : Ilal
Aman et 23 Mars au Maroc, Perspectives en Tunisie, mais aussi les organisations
de gauche issue du mouvement des Harakyins en Palestine, Liban, Koweït,
Yémen, Oman, et les communistes, un peu partout mais principalement en
Irak et au Soudan, etc.. Ces mouvements ont pris parfois des positions sociales
très en pointe, par exemple sur la question de la libération des
femmes (Oman, Yémen). Et ils ont influencé la formation des organisations
de gauche dans l’émigration en France et en Europe dont nous avons
déjà parlé (AMF, ATMF, UTIT, etc.)
Dans le contexte de la fin du colonialisme, puis des indépendances, qui
est aussi celui de la guerre froide, l’Occident va combattre l’ensemble
des nationalismes, et d’abord les plus “gauchistes”. Les régimes
nationalistes eux-mêmes (Irak, Syrie, Egypte, Algérie, etc.) n’étant
pas en reste contre ces derniers. Dans cette bataille les Occidentaux, et en
particulier les Etats Unis, vont s’appuyer sur les régimes conservateurs
(Maroc, Jordanie, Emirats, Iran jusqu’en 1979, etc.), sur Israël,
et en particulier sur le régime islamiste de l’Arabie saoudite
qui se réclame du wahhabisme, une école particulièrement
traditionaliste de l’Islam. L’Arabie saoudite avait deux atouts
majeurs : beaucoup d’argent, et, à travers les publications de
la Ligue islamique mondiale qu’elle contrôle depuis La Mecque, une
influence considérable sur l’ensemble des mosquées sunnites
du monde, dont bien entendu celles de France. De plus les Frères musulmans
égyptiens, sans être wahhabites, se sont alliés pendant
cette période avec les Saoudiens. En effet après avoir initialement
soutenu le régime de Nasser (Anouar al Sadate, le futur successeur de
Nasser était très proche de la confrérie), ils l’ont
combattu et Nasser a fait exécuter le chef des Frères, Sayed Qotb.
Entre les années 60 et la fin des années 80 la gauche a été
éliminée ou marginalisée, et les régimes “progressistes
» nationalistes arabes, réalignés sur l’Occident,
se sont enfoncés dans la corruption et/ou la dictature (par exemple Saddam
Hussein).
Dans ces conditions les mouvements islamistes, et plus généralement
l’Islam politique, sont réapparus sur le devant de la scène
et ceci pour plusieurs raison :
-la victoire des islamistes dans la révolution iranienne de 1979 et le
renforcement de la tendance islamiste du Hezbollah à la fin de la guerre
civile au Liban (même si le fait qu’il s’agisse de musulmans
chiites a limité leur impact dans l’islam sunnite majoritaire)
;
-le développement de nouvelles classes sociales urbaines, issues des
campagnes, en particulier les couches techniciennes (ingénieurs, médecins,
etc.), et dans certains pays les chômeurs diplômés, etc.
qui ont trouvé dans l’Islam politique un moyen d’expression
face à un nationalisme corrompu et à une idéologie socialiste
vécue comme étrangère ;
-la pratique des islamistes, en particulier les Frères musulmans, désireux
avant tout de “ ré-islamiser ” les musulmans, qui ont mis
l’accent sur le travail social à la base, terrain que les nationalistes
et la gauche socialiste, minés par corruption ou décimés
par la répression avaient abandonné ;
-enfin le soutien extérieur aux islamistes qui a joué un rôle
important, soutien le plus souvent des Américains, et même des
Israéliens qui pendant les années 70/80 ont favorisé les
Frères musulmans contre les nationalistes de l’OLP.
Au début des années 80, les mouvements islamistes font preuve
d’un remarquable dynamisme dans tout le monde Musulman et notamment au
Maghreb. Et ce dynamisme va se traduire, il y a donc déjà un quart
de siècle, par le développement de leur influence en France et
en Europe.
La construction du “paysage islamique français” d’aujourd’hui.
Pendant que les espérances nationalistes ou socialistes s’effondraient
dans les pays d’origine, un phénomène, à bien des
égards similaires, se déroulait en France où les promesses
républicaines et socialistes s’évanouissaient.
Au début des années 80, la transformation profonde du tissu social
ouvrier et populaire provoqué par la troisième révolution
industrielle, la nouvelle mondialisation et leurs conséquences (financiarisation,
déclin de l’industrie, montée des services) est déjà
bien entamée. L’État-providence mis en place après
les crises du milieu du XXe fonctionnait de moins en moins bien. Dès
lors, les enfants d’ouvriers qui constituent la très grande majorité
des personnes de culture Musulmane en France n’ont, dans l’ensemble,
pas vu s’ouvrir devant eux les perspectives d’ascension sociale
qu’avaient connues les vagues d’immigrations précédentes,
et se sont confrontés à de nouvelles précarités.
Les comptes non soldés des guerres coloniales favorisent un racisme anti-arabe
qui frappe cette nouvelle génération. La politique d’urbanisme
des années 1960 favorise des getthos sociaux qui vont progressivement
“s’ethniciser”. C’est dans ce contexte que se déroulent
les marches de 1983 et 1984 (pour “l’égalité”
et “convergence”) qui sont restées dans la mémoire
collective comme la “marche des beurs” et qu’une nouvelle
organisation antiraciste SOS-racisme, apparaît et reçoit un énorme
soutien médiatique commandité en partie par l’Élysée.
Beaucoup de jeunes français “de souche” plus encore que “d’origine
immigrée” vont s’identifier à cet antiracisme des
“potes » qui s’adresse à eux. C’est aussi l’époque
de développement d’un antifascisme qui n’exige que peu ou
pas d’engagement social car il consiste surtout à dénoncer
verbalement le Front National.
La majorité des victimes de la discrimination a pu constater que ces
mobilisations de la société civiles (concerts de SOS, mobilisation
contre le FN), pas plus que la “politique de la ville” de l’État,
n’ont fait reculer la discrimination sociale et idéologique. Pire,
à certains égard ces mobilisations vont empêcher les victimes
de ces discriminations de s’auto-organiser. C’est en tout cas comme
ça que toute une génération politique “beur”
va vivre le succès médiatique du SOS-Racisme des premières
années (1984-1994). On va la retrouver dans le Mouvement de l’immigration
et des banlieues (MIB) ou dans certains groupes musulmans.
Cette situation, comme dans toutes les expériences historiques de discriminations
non combattues par une société, favorise le repli “identitaire”
des victimes. Or, pour la majorité de ces victimes, la dimension musulmane
est importante. Ce “retour” à l’islam est encouragé
par l’islamisme en plein essor. Plusieurs événements extérieurs
très importants vont provoquer pour une frange de la jeunesse une radicalisation
de cet islamisme naissant.
C’est avant tout l’impact de la guerre civile algérienne
des années 1990 et l’incroyable silence de la société
en France à cet égard (Algériens de France compris), en
dehors des exilés algériens laïques de la tendance qui cautionnent
les généraux kleptocrates et tueurs d’Alger au motif qu’ils
constituent un moindre mal (la tendance des “éradicateurs”).
Cette guerre se déroule même sur le sol français (avec,
par exemple, l’assassinat d’un des principaux imams parisiens, le
Cheikh Sahraoui, considéré comme un “modéré”
du Front islamique du salut), et provoque la sanglante aventure de jeunes islamistes
français poseurs de bombes contre des civils en France. Les circonstances
de la mort de l’un d’eux, Khaled Kelkal, lui donnant, pour certains,
une image de martyr...
Ce sont ensuite les évènements du Proche et Moyen Orient, surtout
l’évolution du conflit israélo-palestinien et la première
intifida, et la première guerre du Golfe.
Au problème fondamental de la dérive sociale de certains jeunes
des cités, va s’ajouter pour une poignée d’entre eux,
une dérive politique extrémiste médiatiquement très
soulignée. Les autorités vont réagir et, au nom du rétablissement
de l’ordre, favoriser le confessionnalisme de l’État ou des
collectivités locales républicaines. Celles-ci vont dès
lors, et pas toujours consciemment, favoriser les mouvements religieux en leur
assignant implicitement ou ouvertement le rôle de ramener le calme.
C’est dans ce contexte que s’est constitué le paysage islamique
français du début du XXIe siècle.
Pratiques et doctrines religieuse et formes d’engagement politique
Les organisations dont nous allons parler qui se réclament de l’Islam
et interviennent aujourd’hui dans la cité le font de diverses manières,
en fonction de leurs présupposés théologiques, de leurs
modes d’insertion dans la société, de leurs lignes politiques.
Si le champ dogmatique religieux a de l’influence sur les champs social
et politique, ils ne se confondent pas. Pour comprendre ce type de relation
religieux-politique prenons des exemples extérieurs à l’islam
: les tenants de l’école religieuse libérale du judaïsme
adoptent une posture généralement plus progressiste par rapport
aux phénomènes de société que les écoles
orthodoxe ou conservatrice, mais cela ne conditionne pas tous leurs positionnements
politiques. Ainsi dans l’Association des rabbins pour la paix, tant aux
États-Unis qu’au Pays- Bas ou en Israël, il y a des rabbins
des trois obédiences ; par contre cette association n’a pratiquement
pas de membre français, toutes obédiences confondues. Martin Luther
King était un baptiste de stricte obédience, respectant les règles
de cette église protestante en matière de mœurs, ce qui ne
l’a pas empêché d’être le cristallisateur d’un
front de défense des droits civiques dépassant largement et les
noirs et les baptistes. On trouve des phénomènes analogues dans
les organisations musulmanes. Il faut donc se méfier d’une catégorisation
trop rigide car elle ne s’avérerait pas pertinente pour chacune
des différentes questions posées.
Certaines organisations sont d’abord des structures constituées
autour des mosquées. Mais il n’y a pas en Islam de séparation
tranchée entre prêtres et laïcs - de ce point de vue les musulmans
sont très différents des catholiques et très proches des
calvinistes ou des juifs. Et ces associations cultuelles organisent directement
les fidèles. Ce sont donc celles qui s’inscriront le plus facilement
dans le champ du confessionnalisme : l’Institut de la Mosquée de
Paris, la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF),
l’Union des organisations islamique de France (UOIF), le Comité
de coordination des musulmans Turcs de France ...
D’autres organisations sont d’abord des mouvements spirituels. Ces
mouvements piétistes existent aussi dans les autres religions (charismatisme
catholique, évangélisme protestant, hassidisme juif, etc.). En
islam il y a par exemple les mouvements de prédication ou les groupes
soufis et néo-soufis. Chacun de ces groupes piétistes peut avoir
des comportements très différents dans leur manière de
s’insérer dans la société.
Il y a enfin les mouvements plus sociaux au sens non religieux du terme, qui
s’inscrivent en tant que témoignage musulman dans le paysage socio-politique,
comme beaucoup d’organisations l’ont fait chez les chrétiens,
mais ces mouvements peuvent être communautaristes (qui se construisent
de manière fermée sur leurs communautés ou sectaires dans
la relation avec leur environnement) ou ouverts (qui se construisent en acceptant
l’alliance avec les mouvements sociaux non confessionnels).
Nous pouvons aussi analyser le positionnement de chacun de ces mouvements cultuels,
piétistes, communautaristes, ouverts, par rapport à la grille
que nous indiquions au début de ce texte, au sujet de l’Islam politique
non islamiste, de l’islamisme, du salafiste. Enfin dernière grille
plus traditionnelle, celle du degré de conservatisme ou de progressisme
de chacun de ces mouvements qui dépend évidemment des sujets abordés
(justice sociale, égalité homme femme, violence et non-violence,
etc.)
Principaux acteurs du “ Paysage islamique français ”
Compte tenu de ce qui précède, on peut tenter une typologie, en
gardant en mémoire :
-que de nombreuses organisations ne sont pas homogènes ;
-qu’à la base la majorité des croyants militants ne sont
pas adhérents formels d’une organisation ou le sont indirectement
à travers un groupe local plus ou moins organisé (il existe entre
un et deux milliers d’associations actives qui indiquent un objet social
en relation avec l’Islam) ;
-que les frontières entre organisations sont souvent floues;
-qu’il existe de plus en plus de petits groupes de jeunes auto-organisés
qui se “bricolent” une identité islamique, qui peut être
aussi bien très ouverte que très sectaire, tout à fait
indépendante ou plus ou moins vaguement liée à une des
organisations citées ci dessous ; évidemment ce type d’auto-organisation
échappe à l’observation superficielle. Nous allons dérouler
néanmoins cette typologie schématique des mouvances.
Un islam politique plutôt conservateur et relativement notabilisé.
C’est celui des organisations cultuelles qui dominent le Conseil français
du culte musulman. En principe cet organisme ne devrait s’occuper que
du “ culte ” (gestion des mosquées, cimetières, abattage
rituel, pèlerinage, etc.), en fait ses composantes se positionnent (ou
sont sollicitées par l’État pour se positionner) sur tous
les sujets de société. Ces mouvements bénéficient
des moyens que leur donne le contrôle de la zakât (les bonnes œuvres),
de la viande Halal, etc. .
En son sein, pour des raisons historiques, la Mosquée de Paris joue un
grand rôle, sans relation avec son influence (faible) sur le terrain.
Ses liens avec l’État algérien sont notoires. Son président,
Dalil Boubakeur se présente comme modéré et son plus brillant
prédicateur Soheib Bencheikh comme un apôtre de la raison, ce qui
ne signifie nullement que les imams qui se reconnaissent dans ce mouvement soient
tous “progressistes”. Il s ‘agit d’abord d’un
mouvement qui se conforme aux demandes des États (l’État
français et l’État algérien), très prisé
des cercles de pouvoir mais sans grande influence sur la réalité
de terrain.
La Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) est historiquement
liée au pouvoir marocain. Elle contrôle certaines grandes mosquées
(comme celle d’Evry). Sa base de masse est bien supérieure à
celle de la Mosquée de Paris et elle cherche avec un certain succès
à s’affranchir d’une tutelle marocaine trop voyante et à
élargir sa base, notamment au-delà des musulmans d’origine
maghrébine. En terme de “progressisme” des enseignements
que diffusent les mosquées qui s’y reconnaissent, il n’y
a guère de différence avec celle de la Mosquée de Paris
ou de l’UOIF, une dominante conservatrice, quelques expressions plus progressistes
ou plus islamistes.
L’Union des organisations islamiques de France (UOIF) est, de très
loin, l’organisation qui a la base sociale la plus forte comme en témoigne
le succès croissant de ses rassemblements annuels du Bourget (25 000
participants lors de l’édition 2004 dont une très grande
majorité de jeunes). Elle a su construire autour d’elle des organisations
de masse actives : Ligue française de la femme musulmane, Etudiants musulmans
de France, Jeunes musulmans de France, Scouts musulmans, Secours islamique....
Elle contrôle d’importantes mosquées comme Lille ou Bordeaux.
Elle apparaît comme la plus indépendante, non liée aux États
du Maghreb, moins soumise à l’État français (qu’elle
se garde bien de provoquer... et réciproquement), même si elle
a pu bénéficier de largesses de financeurs du Moyen Orient et
des faveurs de ministres de la République. _ L’influence des Frères
musulmans y est indéniable, notamment dans sa sphère dirigeante.
Cette caractéristique ne la rend pas beaucoup plus “intégriste”,
dans sa réalité de terrain que ses rivales, même si des
islamistes y sont présents. En effet, du fait de la réalité
sociale de sa base, elle est confrontée à la concurrence de terrain
d’autres mouvements ou mouvances socialement actifs, progressistes d’un
coté, communautaristes ou salafistes de l’autre. Elle y répond
au travers de ses efforts pour sortir du confinement des musulmans et sa politique
active de représentation de l’Islam, d’une part dans le dialogue
inter religieux, qui se concrétise par exemple ses rencontres avec le
Conseil représentatif des institutions juives, ou sa participation au
lancement de l’association “d’amitié judéo-musulmane”
(crée sous l’égide du consistoire et de la mosquée
de Paris), ou encore au travers des interventions dans le champ culturel de
Tareq Obrou l’imam de Bordeaux, etc., et d’autre part dans le champ
politico-social, avec sa participation à la manifestation unitaire anti-raciste
du 7 novembre.
Dans l’islam turc, le mouvement Milli gorüs, représentation
d’un puissant mouvement historique en Turquie, très implanté
en Allemagne, a aussi de solides bases françaises. En Allemagne et en
France, il est resté sous l’influence de l’aile “Erbakan”
du mouvement islamiste, ce qui le situe aujourd’hui sur des positions
conservatrices et islamistes, contre l’aile réformatrice de l’islamisme
turc, celle du Premier ministre actuel Recep Erdogan et de son parti AKP. Cette
dernière progresse en influence tant dans certains secteurs issus du
Milli gorüs, qu’au travers de la structure mise en place historiquement
par le confessionnalisme d’État turc, le Dyanet vafhi. Les diverses
tendances turques cohabitent dans le Comité de coordination des musulmans
Turcs de France (CCMTF) qui revendique plus d’une centaine de mosquées.
Pour mémoire citons également La Fédération française
des associations islamiques d’Afrique, des Comores et des Antilles (FFAIACA)
qui représente une communauté importante.
Une mouvance intégriste et salafiste radicale.
Les éléments les plus radicaux de cette mouvance, ceux que Gilles
Keppel appelle les djihadistes (de Djihad, traduit très imparfaitement
par “guerre sainte”), sont clandestins ou très discrets,
comme le mouvement turc Kaplanci ou le mouvement d’origine libanaise Ahbache.
Certains petits groupes agissent depuis des années en France. Ils se
sont parfois formés en relation avec les réseaux armés,
algériens notamment (GIA, GSPC) ou internationaux et c’est à
travers eux qu’ont transité de jeunes combattants français
retrouvés en Afghanistan ou en Irak ou impliqués dans des attentats
aux États-Unis ou au Maroc.
D’autres plus légalistes, ne prônent pas la Djihad violente,
mais développent des visions, sectaires et réactionnaires de l’islam,
plus ou moins fermées. Ils se situent en dehors ou à la périphérie
des grandes organisations, comme l’inénarrable Adelkader Bouziane
imam de Vénissieux qui préconisait aux maris de ne pas battre
leurs femmes sur le nez mais sur les fesses ! Il ne s’agit pas d’un
courant organisé en tant que tel mais d’une mouvance influencée
par les écrits et prêches, wahhabites notamment, diffusés
dans tout le paysage islamique français.
Beaucoup plus organisés, les prédicateurs piétistes Tablighis
et leur expression française “Foi et Pratique” qui a une
réelle audience en France et en Europe. Ce mouvement, Jamâ’at
Tabligh (Mouvement de la transmission) a été fondé dans
les années 20 par cheikh Muhammad Ilyaas al-Kaandahlawee, un religieux
de l’école islamiste indienne Déobandie. Pas ce que l’on
fait de plus ouvert en Islam ! Les Tablighis, qui se veulent moralistes et non
violents, interviennent quotidiennement contre les dealers dans les cités
ou dans les prisons et ont contribué, ces dernières, années
au formatage (sectaire) de nombreux jeunes imams.
Une mouvance communautariste nouvelle
Ces dernières années, des mouvements nouveaux tentent de se constituer
en porte-parole politique des musulmans de manière communautariste. Ils
sont souvent animés par des musulmans français qui ont eu une
expérience d’engagement politique et associatif dans des organisations
françaises et semblent en être revenus aigris ou mal à l’aise.
Ils s’inspirent du lobbying anglo-saxon ou croient s’inspirer de
ce qu’ils perçoivent du judaïsme français (il y a une
tendance très forte dans les mouvements musulmans à mythifier
l’influence supposée du Conseil représentatif des institutions
juives de France - CRIF -). Le plus connu de ces groupes est le Parti des musulmans
de France (PMF) de Mohamed Latrèche implanté notamment en Alsace.
Plusieurs autres mouvements comptant parfois des non-musulmans se situent sur
des lignes voisines les unes des autres : l’Union française pour
la cohésion nationale (UFCN ) de Moustapha Lounes, qui présente
systématiquement des candidats aux élections, le Mouvement pour
la justice et la dignité (MJD) implanté en banlieue parisienne,
le regroupement Face au racisme ensemble et solidaires (FARES ) constitué
en décembre 2003 ou l’on retrouve aussi la Ligue internationale
pour la défense de l’islam et des musulmans. Ces mouvements tentent
de se construire à travers des mobilisations “pro-voile”
sur une ligne qui est antagoniste à celle de mouvements ouverts comme
le Collectif des musulmans de France (cf. ci dessous) et en rivalité
avec l’UOIF. Dans ces mouvements les références antisémites
et les approximations racistes sont fréquentes.
La mouvance ouverte
Les mouvements musulmans qui veulent se construire, témoin de l’islam,
dans le mouvement social se distinguent des mouvements qui veulent se construire
comme composante musulmane séparée du mouvement social et a fortiori
de ceux qui veulent se construire comme islam en dehors du mouvement social
ou contre lui. C’est toute la différence entre une logique de secte,
une logique de communauté et une logique ouverte d’insertion. Les
mouvements musulmans ouverts se réclament volontiers de la conception,
développée par Tariq Ramadan, du monde comme “dar ash shaada”
(la maison du témoignage) contre la dichotomie des traditionalistes qui
opposent “dar al islam” (la maison de l’islam) au monde des
infidèles “dar al arb” (la maison de la guerre).
Il n’est pas étonnant de trouver au cœur de cette mouvance
un groupe qui tire ses origines du mouvement social des banlieues à l’époque
de la “marche des beurs”, en particulier en région Rhône
Alpes, le Collectif des musulmans de France (CMF). Ce mouvement se réclame
de la laïcité et ses militants participent aux mouvements associatifs
progressistes en France, dont l’altermondialisme n’est qu’une
des formes, constituent des alliances et développent des échanges
avec des mouvements non musulmans, parfois très éloignés
des conceptions musulmanes. Dans “l’affaire du voile », l’UOIF
a cherché à concilier une position de non-confrontation avec les
autorités et de récupération des manifestations pro-voiles
des communautaristes PMF et CFCN. Le CMF a au contraire rompu clairement avec
ces derniers, et agit contre les discriminations à l’école
sur le terrain commun à des mouvements féministes et laïques
qui ne sont nullement “pro-voiles ».
Des mouvements plus spécifiquement religieux que le CMF participent également
à cette mouvance ouverte, comme Présence musulmane ou le groupe
piétiste se réclamant du Soufisme Participation et spiritualité
musulmane (ce groupe s’appelait à l’origine “spiritualité
musulmane”, l’adjonction du mot “participation” reflétant
son évolution vers un engagement social ouvert). Il est intéressant
de noter que ces mouvements regroupent de nombreux jeunes, dont beaucoup de
femmes, certaines de ces dernières s’engageant de plus en plus,
avec des non-musulmanes, dans le mouvement féministe (par exemple au
travers du Collectif féministe pour l’égalité)
L’impact des mouvements non religieux sur le paysage islamique français
De nombreux observateurs s’interrogent pour savoir dans quelle mesure
les mouvements religieux influencent ceux qui ne le sont pas (le “ péril
islamiste ”), mais pas si les mouvements laïcs influencent les mouvements
religieux ! Evidemment dans la réalité sociale et politique, les
choses ne sont jamais à sens unique et les mouvements religieux, surtout
quand ils sont ouverts à leur environnement, sont aussi influencés
par les autres mouvements actifs dans les mêmes milieux, soit dans les
milieux populaires des cités, soit les milieux de culture Musulmane,
soit les espace d’action commune de la société civile, tout
ceci ne se confondant pas forcément.
Le Mouvement de l’immigration et des banlieues, ne se réclame pas
d’une religion. Il provient aussi historiquement des groupes “beurs”
des années 80, n’est pas composé que de militants “issus
de l’immigration” ou de culture Musulmane, mais les musulmans y
sont majoritaires. Réseau de groupes locaux il est donc naturel qu’il
se retrouve sur le terrain, en alliance ou/et concurrence avec des groupes locaux
se réclamant de mouvements musulmans, notamment du CMF, ou dans des initiatives
nationales communes (Larzac, etc.), sans que cela signifie identité d’objectif
et de méthode.
Les relations à la base entre les anciennes organisations issues de l’immigration
(ATMF, FTCR, etc..) et les mouvements musulmans demeurent relativement limités,
mais les lieux de confrontations et de débats existent et ont tendance
à se développer, au niveau de l’engagement local, ou sur
des sujets politiques et sociaux généraux, ainsi que sur des questions
de défense de droits en France ou dans les pays du Maghreb.
Certains mouvements qui ne regroupent pas spécifiquement des populations
Musulmanes ont également construit des relations de dialogue avec des
mouvements musulmans, sur le plan local ou national, mouvements chrétiens,
Ligue de l’Enseignement, ONG et mouvements de solidarité internationale,
parents d’élèves (FCPE), mouvements antiracistes et de défense
des droits de l’Homme (LDH, MRAP...) groupes féministes, militants
dans des partis politiques (communistes, verts, gauche citoyenne indépendante,
trotskistes, libertaires, parfois d’autres..) et syndicats.
Parmi les organisations qui se sont positionnées plus ou moins violemment
contre toutes formes d’Islam politique, et dont certaines se présentent
comme “Musulmanes laïques” la plupart n’ont pas de base
sociale recoupant celle des organisations musulmanes. SOS-racisme et l’organisation
crée avec son appui Ni putes ni soumise, sont par contre présentes
sur le terrain social, même si elles ne sont pas toujours implantées
dans les cités où sont enracinés les principaux mouvements
musulmans. Ces organisations sont d’abord des mouvements d’opinion
généralistes visant à organiser la population dans son
ensemble et qui interviennent sur les questions de discriminations, ou de violence
contre les femmes. Elles sont en conflit ouvert avec d’autres organisations
antiracistes et généralistes notamment le Mouvement contre le
racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), la Ligue des
droits de l’Homme ou la Ligue de l’enseignement, sur la question
de la place de l’antisémitisme dans le racisme contemporain en
France aujourd’hui, que Sos-racisme considère comme “centrale”,
et sur le refus de considérer l’islamophobie comme une forme particulière
de discrimination. Elles rejettent toute coopération avec les forces
de l’Islam politique présentes dans le mouvement social.
Une mention particulière doit être faite au sujet du “Manifeste
des citoyens de culture musulmane contre le racisme, le sexisme, l’homophobie
et l’islam politique”, signé par quelques centaines d’intellectuels
de France et de pays Musulmans. Il ne s’agit pas d’une organisation,
ni d’un courant homogène, puisque y cohabitent des “éradicateurs”
très hostiles à toute forme de débat avec des organisations
de l’Islam politique même ouvertes et d’autres plus “dialoguistes”
qui ne rejettent pas ce type de débat, des signataires qui insistent
sur le caractère déterminant de la question du droit des femmes
et d’autres qui la jugent moins prioritaire, des réfugiés
dont les positions sont surdéterminées par l’histoire de
leurs pays d’origine (surtout Algérie et Iran) et d’autres
plus attentifs à l’évolution de la société
française. Pour le moment cet “espace”, car on ne peut pas
parler de courant homogène, a un impact sur la scène intellectuelle
française, mais encore aucun sur le “paysage islamique français”.
Des raisons d’être pessimistes...
L’ensemble des rapports et études récents démontre
s’il en était besoin, que les discriminations sont nombreuses dans
notre société. Elles frappent tout particulièrement une
population de deuxième ou troisième génération qui
a apparemment le défaut, aux yeux de certains de leurs compatriotes,
d’être “issue de la colonisation”. Si les discriminations
persistent, les formes de racismes évoluent. Au racisme anti-indigène
(mais qui avait son antidote, l’anticolonialisme), au racisme anti-immigré
(mais qui avait son antidote, la solidarité ouvrière), vient maintenant
se superposer un racisme proprement anti-musulman (mais qui n’a pas d’antidote
quand la laïcité qui devrait le constituer est “confisquée”
par des islamophobes).
Cette situation favorise le repli, ce que l’on appelle sans trop définir
le terme en général, le “communautarisme”, et ce dernier
favorise à son tour les affrontements “ethniques”, les préjugés,
les dérives racistes et les régressions. Ceci ne concerne pas
seulement les communautés stigmatisées (les noirs, les arabes,
les jeunes des cités, les musulmans...), mais aussi les stigmatisants,
les “majoritaires” qui sans s’en rendre compte, développent
aussi repli sur soi, racisme, régression...
Pourtant le “P.I.F.” bouge. Si l’on compare le contenu des
échanges et des expériences entre mouvements se réclamant
plus ou moins de l’Islam et mouvements d’autres religions ou laïques
en France et dans d’autres pays d’Europe il se passe incontestablement
beaucoup de choses positives dans notre pays. Le Royaume Uni connaît,
certes, des expériences politiques significatives ou coopèrent
des forces diverses, dont certaines se réclament de l’Islam (par
exemple la coalition politique Respect), mais si l’on compare à
la France avec beaucoup moins de débats approfondis et contradictoires
entre ses composantes, et peu de mixité (dans tous les sens du mot).
Peu de choses comparables par exemple à la commission Islam et laïcité
initiée par la Ligue de l’enseignement ou au Collectif une école
pour toutes et tous. Aux Pays-Bas les forces progressistes ont découvert
avec horreur l’ampleur du sentiment islamophobe populaire après
l’assassinat par un fanatique musulman du cinéaste provocateur-crétin
Théo Van Gogh, mais aussi leur méconnaissance du “paysage
islamique néerlandais réel” masqué par un Islam confessionnaliste
et notabilisé. En Allemagne la situation est encore plus paradoxale et
potentiellement dangereuse : les tendances dures de l’islamisme turc s’y
maintiennent bien mieux qu’en Turquie, du fait de la getthoisation de
la communauté turque.
Si l’on a sans doute exagéré le rôle du “Londonistan”
(Londres base de l’islamisme), la capitale britannique joue tout de même
un rôle important de tribune pour le “paysage musulman mondial”.
Mais la France est, à certains égards, plus importante encore,
du fait de la taille de la communauté musulmane (proportionnellement
deux fois plus importante qu’en Grande Bretagne), du prestige du pays
dans le monde Arabe et au-delà, de l’existence de ces échanges
et débats au sein du mouvement social, propices à l’éclosion
d’une “ijtihad” (interprétation religieuse) progressiste
et ouverte.
Malheureusement cet atout risque de disparaître. Des forces considérables
se sont mises en tête d’éradiquer tout ce qui, de près
ou de loin, ressemble à de l’islamisme en France. Ce faisant elles
attaquent surtout ceux qui agissent au sein du mouvement social et qui sont
susceptibles de faire progresser la démarche d’ijtihad ouverte.
Ces mouvements étant la principale forme d’islam politique que
les “éradicateurs” rencontrent sur leur chemin, ils concentrent
sur eux leur ire de croisés de la laïcité. Les présupposés
de la loi contre les gamines portant le voile, et surtout les bavures qui l’accompagnent,
l’incroyable filon éditorial de la diabolisation de Tariq Ramadan,
l’irruption du “garçon arabe” de cités en archétype
du danger violeur et terroriste, les tentatives de déstabilisation de
la Ligue des droits de l’homme, du Mrap, de la FCPE, tout cela participe
de ce qu’Emmanuel Terray a fort bien diagnostiqué comme “hystérie
politique” et à laquelle contribuent sans retenue et chacun à
sa manière, SOS Racisme , Ni putes ni soumises, l’Union des familles
laïques, Le nouvel observateur, Charlie hebdo, Elle, Prochoix, Technikart,
Envoyé spécial (Antenne2), une majorité du parti socialiste
et une partie de l’UMP, etc., etc.
Cette offensive peut très bien parvenir à ses fins : étouffer
dans l’œuf la mouvance ouverte du “paysage islamiste français”.
Pour le plus grand bénéfice des conservateurs (au mieux pour Sarkozy)
et/ou des fanatiques (au pire pour les musulmans eux-mêmes), ce qui, compte
tenu de l’importance symbolique et concrète de l’Islam de
France aura aussi des conséquences en Europe et dans le monde.
Bernard Dreano, Président du CEDETIM
Décembre 2004
Quelques éléments de biographie
Depuis les anciens ouvrages de Gilles Keppel Les banlieues de l’Islam
Seuil (1987), et Bruno Etienne (dir.) : L’Islam en France. Islam Etat
et société, éd. CNRS (1990) et quelques ouvrages publiés
dans les années qui ont suivit il n’y a pas eu beaucoup d’analyses
de l’Islam de France, surtout sous l’angle des mouvements sociaux
impliquant des Musulmans, sujet qu’avait traité Saïd Bouamama
: Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté
éd. Desclée de Brouwer, (1994). Notons dans les parutions récentes
: Dounia Bouzar L’islam des banlieues, Les prédicateurs musulmans,
nouveaux travailleurs sociaux éd. Syros (2001) ; Xavier Ternisien : La
France des mosquées éd. Albin Michel (2002) ; Nacera Guenif et
Eric Macé : Les féministes et le garçon arabe éd.
l’Aube (2003).
Sur les débats récents en France au sujet de l’Islam et
leurs origines et les multiples ouvrages à ce sujet : FTCR, Laïcité,
ce voile que je ne saurais voir, FTCR, 2004, le point de vue (pluriel) de la
Fédération des tunisiens pour une citoyenneté des deux
rives ; Saïd Bouamama : La construction d’un racisme respectable
éditions du Geais Bleu (2004) ; Sous la direction de Charlotte Nordmann
: Le foulard islamique en question, éd. d’Amsterdam (2004).
Des ouvrages plus généraux sur l’Islam d’aujourd’hui
dans le monde, solides et documentés avec des points de vues divers et
sur certains points contradictoires : Jocelyne Cesari : L’islam à
l’épreuve de l’Occident La Découverte (2004) ; Bruno
Etienne : Islam les questions qui fâchent, Bayard (2002) ; Olivier Roy
: l’Islam mondialisé, Seuil (2004) ; Abdelwahab Meddeb : La maladie
de l’Islam éd. du Seuil (2002) ; Gilles Keppel Jihad Gallimard
(2000) et Fitna éd. Gallimard (2004) ; et sur la dimension proprement
arabe de la question : Samir Kassir : Considération sur le malheur arabe,
éd. Actes Sud Sindbad (2004)
Sur l’Islam et la laïcité : l’ancien ouvrage de Mohamed
Chérif Ferjani : Islamisme, laïcité, droits de l’homme
éd. L’Harmatan (1991) est difficile à trouver ; le livre
de Tareq Oubrou et Leïla Babès : Loi d’Allah, loi des hommes,
Albin Michel (2002) présente une vision rassurante (mais conservatrice)
de la question ; vision bousculée par Alain Gresh : l’Islam, la
République et le monde Éd. Fayard, 2004.
Sur les “ramadaneries” Les enquêtes à charge de Lionel
Favrot de Lyon Mag et de Caroline Fourest bénéficient d’une
énorme publicité et sont d’ailleurs un excellent moyen pour
ne rien comprendre ce qui se passe dans le paysage islamique français.
Et si l’on veut savoir ce que pense Tariq Ramadan il a résumé
son point de vue dans : Ce que je crois éd. Favre(2004).