Le 21 novembre2005, un ami m'a fait parvenir la désormais fameuse interview de Finkelkraut dans le Haaretz, sous ce titre général: Subject: Re: Fw: Pensée néofasciste de Finkelkraut ..Il m'a semblé utile à la fois d'y répondre tout en répondant à cet ami, quant au qualificatif de "fasciste" apposé aux idées de Finkelkraut.(G.S.)

La pensée de Finkelkraut, une pensée du passé,

ou: "Touche pas la femme blanche!"

 

par Gilles de Staal

 


Cher H.,
merci pour ce texte de l'interview de Finkelkraut. Le discours des baleines de "la raison des lumières post modernes" se révèle aujourd'hui à la lueur des incendies sociaux... comme toujours. Carrère d'Encausse la semaine dernière, aujourd'hui Finkelkraut, Gluksmann aussi qui n'est pas triste en son genre! Intéressant comme les uns et les autres éprouvent le besoin de se présenter comme contraints de cacher leurs vraies opinions, comme persécutés... De s'adresser à des médias étrangers, comme si ils étaient bâillonnés ici! Carrère d'Encausse en Russie, Finkelkraut en Israël... C'est grotesque ! D’autant qu’ils se situent ouvertement du côté du « manche » comme on dit, du côté des mesures officielles, du ministère de l’intérieur, de la politique pénale instituée pour la circonstance, aux côtés de la police, bref, qu’on ne voit pas bien quels risques leurs discours leur font encourir…

Quant au contenu de ce qu'il dit, c'est proprement effarant! Oui... Effarant mais peut être pas aussi étonnant. Les valeurs comme on dit, ne sont que les oripeaux de la position sociale et politique... En ce qui concerne Finkelkraut, sa position sociale et politique n'est pas un mystère, et cela depuis bien longtemps. Aujourd'hui, cela nécessite de préciser le sens à donner aux valeurs dont il se réclame depuis le début. Je doute qu'il soit obligatoire de le cataloguer comme néofasciste pour en faire la critique. Je pense même que ce qualificatif obscurcit les choses plutôt que les clarifier. Il est un homme même pas de droite, simplement conformiste, idéologue identitaire et patriotique républicain, cela depuis toujours. Cela le rattache aussi à une certaine tradition de la gauche missionnaire et idéaliste française. Ces courants n'ont nul besoin d'être fascistes pour être réactionnaires. En même temps, il éprouve le besoin de mobiliser l'évocation de l'expérience de l'immigration juive d'Europe centrale confrontée à l'extermination nazie, pour dénoncer le role néfaste que "les Noirs"(!) joueraient selon lui dans les mouvements de la jeunesse des banlieues.


Ce qu'il dit, au passage, du colonialisme est symptomatique ; il dit en substance: " La France coloniale n'a pas fait subir aux Noirs ce que ma famille juive a subi pendant cinq ans. Au contraire, la France n'a fait au noirs que du bien..." Ainsi les zoos humains, les travaux forcés, les grands camps de travail du chemin de fer Congo Océan ou du Dakar Niger, les mines... tout ce que André Gide dénonçait(1) ("sous chaque traverse du Congo Océan il y a le cadavre d'un nègre"), ce qu'Albert Londres(2) dénonçait, dans les années trente, soit à peu près au même moment où les parents de Finkelkraut subissaient les persécutions, n'a "rien à voir" avec de telles persécutions! Ce qui est dit en sous texte, c’est : « Ce que mes parents, - qui étaient des gens comme vous et moi -, ont vécu ne peut rien avoir de commun avec ce que les Africains non civilisés ont vécu… Et le prétendre, ce serait une façon de nier la spécificité de l’extermination des juifs, du génocide. » C'est exactement l'idéologie coloniale qu'on nous enseignait à l'école, celle de la loi du 23 février aussi... pas besoin d'être néofasciste pour cela; conservateur bourgeois cela suffit.

Mais ce postulat est faux et spécieux : il est vrai que ce qu’on fait les nazis en Europe, - la mise en œuvre industrielle de l’extermination de populations entières, juifs et tziganes -, est différent de ce que la France (par exemple) à fait en Afrique ; par contre, ce qu’ont vécu les familles juives, ou tziganes, ou slaves, pourchassées, capturées, regroupées, mises en esclavage ou exterminées, en fonction de leur « race », a beaucoup à voir avec ce qu’ont vécu les familles africaines, (ou arabo-berbères, ou annamites, ou papoues…) pourchassées, regroupées, mises aux travaux forcés ou simplement exterminées (Bushimens ou Pygmées…), cataloguées et étiquetées en fonction de leurs qualités « raciales » supposées, par les administrateurs coloniaux ( telle ‘ethnie’, par exemple les ‘‘soudanais de haute stature robustes et de tempérament docile’’ sont aptes à l’utilisation dans les grands travaux d’aménagement, telle autre, par exemple les ‘‘ pygmées, race dégénérée, physiquement atrophiée, encore proches du singe’’ peuvent être chassés comme un gibier, ou les ‘‘Hottentots, dont les femelles sont bonnes reproductrices, et qui peuvent servir au travail dans les mines’’, d’autres qui sont ‘‘bons pour le travail sur les plantations mais n’obéissent qu’au fouet’’… etc., etc. ) . Et la trace qui en est restée dans la mémoire et la sensibilité africaine ressemble beaucoup à la trace laissée chez certains (juifs, tziganes et slaves) par les cinq ans de domination nazie sur l’Europe.

Dire cela n’est nullement faire preuve de « négationnisme » ni de « révisionnisme ». Mais il faut aussi savoir, comme le disait Galilée, « modifier le point d’observation » pour comprendre « qu’il n’y a pas de point fixe dans l’univers », pas même celui de la « Shoah ». Tout au plus peut-il y avoir certains rapports constants entre divers points non fixes… Et il y a bien un rapport constant entre l’idéologie coloniale et la vision raciale nazie portée sur les populations européennes. L’idéologisation des théories darwiniennes (issues de la pensée des lumières) revisitées par Gobineau, c’est le socle commun de la pensée coloniale et de la pensée raciale nazie. La première est d’application exogène, la seconde est d’application endogène, c’est toute la différence. A quoi tient cette différence ? Au fait que la bourgeoisie industrielle moderne allemande ne disposait pas d’un espace colonial extra européen à sa mesure, et que, culturellement et historiquement, elle considérait l’Europe orientale et la steppe slave comme son champ d’expansion colonial naturel (Lebensraum). La théorie raciale, elle, est la même. Les nazis, avec « cet esprit de méthode un peu borné de la race allemande »(3), n’ont fait qu’appliquer à des Européens comme vouzémoi, les théories pseudo scientifiques que les autres nations européennes appliquaient sans état d’âme à des peuples exotiques et réputés sauvages, avec le sentiment d’œuvrer au progrès général de « L’Homme ». Les nazis, eux aussi, se considéraient comme modernistes, progressistes, et prétendaient combattre « la réaction » (voir les paroles de l’hymne nazi : le Horst-Wessellied(4)). Alors, est-ce cela qui fait de « la Shoah» une monstruosité indépassable, et incomparable (pour reprendre les formules de Lanzmann) ? Le fait d’avoir appliqué à des Européens « normaux », les théories et les pratiques que l’on appliquait sans angoisse majeure aux Noirs, aux Papous et autres « sauvages » ? C’est cela que veut nous faire comprendre Finkelkraut ? : La bonne vieille injonction : « touche pas la femme blanche ! »…

Après guerre, dans les années cinquante, on m’enseignait, en cours préparatoire du Certificat d’études de l’école communale républicaine du dix huitième arrondissement de Paris, les races humaines : les caucasiens dolichocéphales, les africains prognathes, les asiatiques brachycéphales, la hiérarchie du développement entre ces divers groupes… schémas à l’appui dans le manuel scolaire, et l’œuvre coloniale d’élévation raciale des sauvages… Certes toutes ces races étaient « humaines », mais… représentaient des « stades différents de l’évolution » (darwinienne) pour parvenir à la perfection du dolichocéphale caucasien (« nous, quoi.. ») chez qui les différentes facultés humaines (manuelles, motrices et intellectuelles) « se conjuguent dans l’harmonie des formes physiques ». Y a-t-il là une si grande différence avec les délires « scientifiques » du théoricien nazi des races, Rosenberg ?


Dans l’univers du XIXème et de la première moitié du XXème siècle, où la question de la distance et du temps était posée comme un rapport intangible, l’idée de l’Homme était une idée abstraite. Concrètement, il y avait nos semblables, ceux qui étaient dans le même espace-temps que nous, et les autres, différents et lointains… exotiques. Et ce que vivait un homme de notre espace-temps (disons indoeuropéen) ne pouvait paraître que différent de ce que vivait un homme de ces contrées exotiques, ces "indigènes" dont on ignorait la langue (le dialecte !) et les sentiments, et dont les femmes ne savaient que "pousser des you-you stridents". L’humanisme de Finkelfraut en est resté à ce stade, de l’ « Homme », abstrait. Seulement cet "Homme" abstrait, personne ne l'a jamais croisé dans la rue, personne ne l'a jamais rencontré, il n'existe que dans l'esprit de A. Finkelkraut qui l'a intitulé "universel" et, si on essaie de lui donner un visage, une silhouette, celle ci est très particulière et fort peu universelle: c'est l'homme indo européen de culture judéochrétienne, en chemise, pantalon et veste à boutons, cultivant le refoulement sexuel et habitant les metropoles du commerce globalisé. Il lui faudrait sortir de cette métaphysique pour percevoir que les hommes, si différents soient ils dans leurs aspects physiques, dans leurs langues, et dans leurs conceptions du monde, sont les mêmes dans leur ‘stade d’évolution’, et que ce qu’ils vivent, éprouvent et connaissent est parfaitement interchangeable. Qu’aujourd’hui, le rapport espace-temps s’est bouleversé, et que cela a profondément modifié notre perception des hommes, notre expérience du savoir humain ; qu'un Afar famélique de Djibouti peut apprécier les mêmes films que lui, que l’on utilise le même dentifrice à St Denis, à Ouagadougou et au New Jersey, que l’on se parle directement entre une montagne papoue et un bureau de la rue St Dominique, et que la fille d’un chaman subsaharien est caissière dans un supermarché de Londres ; qu’un herboriste indien d’une tribu andine discute des brevets du traitement de la chystosomose avec l’institut Pasteur ; que ceux que l’on voyait ‘arriérés’ (temps) et ‘exotiques’ (espace) ne le sont pas plus que nous ; que l’on peut être bouddhiste et chti, animiste et professeur à Yale, juif et Falasha vêtu d’un pagne… Que l’on peut être paléo ou néolithique en Amazonie, et utiliser parfaitement bien l’internet… et donc, bon Français, noir, habitant de Seine St Denis, s’y sentir chez soi, et considérer que le statut colonial de l’indigénat est tout à fait équivalent au statut racial que les nazis appliquaient en Europe… et que cela mérite peut-être bien les mêmes réparations, ou tout au moins les mêmes égards!
Plus prosaïquement, il semble très difficile à Finkelkraut d’admettre que le fils d’un noir arrivé d’un village malien pour travailler à la ville de Paris ne se considère pas si différent du fils d’un juif venu d’un shtettle oûtre-danubien dans les années trente. Métaphysiquement, il y reconnaîtra sans doute «L’Homme», mais il a du mal pratiquement à y voir des hommes, semblables. Encore un petit effort. C’est urgent, car c’est précisément là, aujourd’hui dans un monde différent quant au rapport espace-temps de celui du siècle dernier, que se joue la question du racisme. Il urge de sortir de la métaphysique !

Simplement, il n'est pas mauvais de prendre la mesure de ce que le conservatisme bourgeois signifie... aujourd'hui. Je ne pense pas Finkelkraut fasciste, je ne le vois pas défendre l'appel aux mouvements populaires galvanisés par les mystiques raciales, la catharsis du chef, le mépris du savoir et de la raison, l'idée de l'Etat organique et le culte de la force... non. Il est un républicain ordinaire. Il déraisonne, certes, mais aussi raisonnablement que le conformisme bourgeois en général. La raison de Finkelkraut est déraisonnable, parce qu’elle est une raison vieille, celle d’un monde passé, celle d’un espace-temps qui n’a plus cours. C’est pour cela qu’elle se confond étrangement, quand il la profère, avec la pensée qu’il croit combattre (le fascisme), et que cette apparente confusion l’envahit d’un malaise qu’il confesse lui-même après coup, sans pouvoir le comprendre ; les deux pensées sont marquées par la même vieillerie.
C’est aussi en cela que les révoltes, si autistes soient elles, qui enflamment nos « banlieues », sont une marque bien plus générale du monde moderne, du besoin d’une pensée et d’une vie à venir. Elles sont autistes car elles ne sont encore qu’un symptôme, que l’on retrouve partout où la modernité a bouleversé les modes de vie d’un espace-temps figé. A nous de contribuer à ce qu’elles découvrent leur langage et leurs paradigmes, bien loin sans doute du vieux paradigme métaphysique et bourgeois de « L’Homme » (blanc.. normal quoi !) ; les paradigmes de la libre association des hommes réels et concrets, émancipés des identités chimériques que leur assigne un ordre social hérité de la pensée coloniale.

A nous de savoir aussi retrouver le sens de la critique de la raison bourgeoise, sans à chaque moment faire appel aux mythes de l'antifascisme.

Bien à toi et à vous tous. Je suis un peu loin de Paris

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Gilles de Staal

(1) André Gide: Retour du Congo. (Gallimard-NRF) Paris 1927.

(2) Albert Londre: Terre d'ébène. (Albin Michel) Paris 1929. Reédité en 2001 par Le Serpent à Plume.

(3) Pour reprendre une formule très courante chez les patriotes et républicains bon-ton, dont Finkelkraut se sent l'héritier.

(4) Paroles du refrain: "... les camarades tombés sous les balles du Front Rouge et de la réaction marchent en esprit dans nos rangs..."