Quand les marxistes débattent de démocratie

Par Isaac Johsua

"Marxisme et démocratie", paru chez Syllepse, dans "Les cahiers de critique communiste"[1] est une contribution importante au renouveau du débat que l'on constate actuellement chez ceux qui se réclament de Marx. Contribution d'autant plus significative que la question de la démocratie et des conditions de son exercice a longtemps été (c'est le moins qu'on puisse dire) un point aveugle de la réflexion marxiste. Dans le chapitre qu'il a rédigé, Antoine Artous propose un retour critique sur les rapports de la tradition marxiste et de la démocratie. Un retour qui ne relève pas du seul travail sur l'histoire passée, mais qui éclaire également les perspectives actuelles, car, nous dit-il, "la démocratie doit être au centre du nouveau projet d'émancipation qu'il s'agit de formuler". François Sabado traite de la rupture avec l'Etat bourgeois, de la généralisation du suffrage universel et de l'autogestion sociale. Léon Crémieux centre son propos sur "Démocratie, citoyenneté, et rapports de production". Catherine Samary soulève trois questions: quelle posture face aux luttes altermondialistes actuelles? la citoyenneté universelle, une simple "abstraction" capitaliste ou un projet exigeant le socialisme? Et enfin: le "politique" disparaît-il avec l'autogestion des entreprises? Quant à Henri Maler, après s'être demandé comment raser la barbe de Marx sans lui trancher la gorge, il évoque les conditions de l'émancipation politique et du dépérissement de l'Etat. L'ensemble est particulièrement riche et l'argumentation laisse toujours la porte ouverte à la contestation ainsi qu'à l'infléchissement que celle-ci peut appeler. On est d'autant plus surpris de constater qu'un certain nombre de problèmes fondamentaux sont esquivés ou contournés.

 

Tel est le cas de la fameuse "dictature du prolétariat". Les termes sont repris à plusieurs reprises dans l'ouvrage, sans que l'on sache quelle est la position de fond des uns et des autres à ce sujet. Devons-nous maintenir cette perspective? Devons-nous au contraire la rejeter? Ou peut-être l'aménager? Sur un sujet aussi brûlant, et qui concerne précisément "le marxisme et la démocratie", nous n'avons pas de réponse claire. A la seule exception de Sabado, qui propose l'abandon, mais se garde bien d'engager le débat sur le contenu, se contentant d'une double approche, l'une d'opportunité politique (les termes ont été chargés d'un contenu historique que nous rejetons) et l'autre de langage (le mot dictature est abhorré, en premier lieu par nous-mêmes, dit-il, avec ou sans adjectif). J'ai, pour ma part, proposé un enterrement en bonne et due forme de cette notion dans le numéro été/automne 2003 de "Critique communiste" (article intitulé "Olivier Besancenot et la dictature du prolétariat") et ce pour des raisons de fond qui y sont détaillées.

 

Quand on parle "dictature du prolétariat", on pense inévitablement à Lénine. Or, curieusement, sinon Lénine, en tous les cas le léninisme est le grand absent de cet ouvrage. Il est clair pourtant que notre vision de l'action politique (et de la démocratie) ont été fortement influencées, pour ne pas dire plus, par les écrits et la pratique du personnage. Nous trouvons chez Lénine (et dans son héritage) une profonde méfiance à l'égard de la spontanéité des masses et, en contrepartie, une surévaluation de l'organisation dépositaire des idées justes, du pouvoir et de ses sommets. De "Que faire?" à "L'Etat et la Révolution" c'est le même fil conducteur: l'accent mis sur le Parti dans le champ politique et l'accent mis sur l'aspect "dictature" dans le champ de l'Etat se renforcent l'un l'autre. Les conditions d'exercice de la démocratie avant la prise du pouvoir (au sein du parti) et après la prise du pouvoir (dans la société) n'étaient manifestement pas le principal souci du leader d'octobre 17.

 

Ainsi que je l'indique dans un autre texte dans ce même numéro, une préoccupation est par contre constamment présente à l’arrière plan des réflexions de Lénine: comment sauvegarder l’indépendance politique d’un prolétariat poursuivant ses propres fins, alors que la révolution qui s’annonce est celle des tâches démocratiques bourgeoises ? Le discours du dirigeant russe sur « la tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie » prend ici un sens particulier : bien que Lénine lui donne une portée universelle, la crainte est surtout russe. Il s’agit d’éviter à tout prix que le mouvement ouvrier russe se mette à la remorque de la bourgeoisie, ce qui sera la pente la plus forte, spontanée en quelque sorte. La méfiance léniniste à l'égard de la démocratie a certainement ici l’une de ses racines. Ce qui devrait nous amener à un retour critique sur la doctrine dont nous avons hérité. Il est dommage que l'occasion n'ait pas été saisie dans ce livre pour, en quelque sorte, faire le ménage.

 

Hésitant sur la dictature du prolétariat, "Marxisme et démocratie" nous fournit plus d'éclaircissements sur le sort réservé à l'extinction de l'Etat. Centrale dès qu'on traite de la démocratie et de ses conditions d'exercice, cette perspective est-elle crédible? L'utilisation fréquente du terme "dépérissement de l'Etat", moins engageante que "extinction", masque le problème sans le résoudre. La nécessité du maintien d'un Etat après le renversement de la bourgeoisie avait bien été ressentie par les fondateurs du marxisme, mais traitée par eux sur le mode du dédoublement: d'un côté, une disparition (quasi-automatique) de l'Etat comme "pouvoir politique"; de l'autre, le maintien d'un pouvoir "public", ramené au rang d'une "administration des choses". Maler accepte cette notion de pouvoir public et affirme qu'elle peut aller de pair avec une société sans Etat (page 105). Marx, nous dit-il, présente le dépérissement de l'Etat "comme une transformation de l'Etat, débarrassé de sa fonction de domination" (page 107). Peut-on penser l'Etat, quelle qu'en soit la forme, sans l'exercice d'une quelconque domination, ne serait-ce que pour faire respecter les règles qu'il édicte? Peut-on penser un "pouvoir public", neutre en quelque sorte, qui ne serait pas aussi un "pouvoir politique"? Telle n'est pas l'opinion d'Artous (page 48), ou encore de Crémieux (page 82). Pour ma part, dans le numéro été/automne 2003 de "Critique communiste", j'ai soutenu l'idée selon laquelle, une fois l'Etat bourgeois détruit, la seule visée raisonnable serait l'instauration d'un Etat à voilure réduite, le maximum possible de ses fonctions traditionnelles étant pris en charge par les travailleurs eux-mêmes.

 

Il y a accord unanime des auteurs de "Marxisme et démocratie" pour un développement impétueux de la démocratie (et des droits démocratiques) une fois la bourgeoisie renversée et le pouvoir "de type nouveau" instauré. Artous place le socialisme sous le signe de "la démocratie jusqu'au bout"(page 46). Alors qu'il traite du socialisme démocratique, Sabado nous dit que "tout ce qui est attaché au suffrage universel et plus généralement aux libertés démocratiques doit être garanti ou développé", ajoutant: "la démocratie socialiste, c'est toujours plus de démocratie" (pages 65 et 71). Cependant, dans toute la mesure où subsiste un Etat, même "transformé", cette démocratie prend la forme de l'existence de "droits". Or, le droit démocratique est un "droit égal" (pour l'ensemble des citoyens), et, ainsi que l'avait indiqué Marx dans "La critique du programme de Gotha", le droit égal demeure, dans son principe, un droit bourgeois. Il entretient l'inégalité, car il fixe une règle égale pour des gens qui peuvent être, soit inégaux, soit tout simplement différents. Une réalité bien connue de l'ensemble des auteurs de la brochure. Ainsi Artous souligne qu'en "prenant comme point de départ l'individu abstrait, le discours politico-juridique de l'Etat moderne tente de dissimuler la division de la société en classes, en produisant une communauté imaginaire" (page 19). On peut cependant se demander si toutes les conséquences ont été tirées de cette analyse du "droit égal". Lutter contre l'inégalité suppose de prendre des mesures inégales pour des gens inégaux ou différents. Le socialisme ne peut donc s'accomplir sous le seul signe de "la démocratie jusqu'au bout".

 

Ainsi en est-il, par exemple, du droit démocratique à exprimer publiquement ses idées. La "liberté de la presse" proclame le droit de tout un chacun à imprimer et diffuser un journal, mais ce droit sera utilisé surtout par ceux qui disposent de fonds. La proposition socialiste de Trotski (rappelée par Artous) relève d'une logique très différente: attribution des moyens d'impression à des groupes de citoyens, proportionnellement aux résultats des élections dans d'éventuels soviets. Pour ma part, dans le numéro été/automne 2003 de "Critique communiste" déjà cité, j'ai soutenu que les droits démocratiques doivent "s'éteindre", qu'ils ne doivent pas être abolis. Tout avancée dans ce domaine dépendra, non d'une quelconque interdiction gouvernementale, mais de la capacité effective des travailleurs à organiser leurs droits à leur manière. La liberté la plus grande pour les travailleurs, c'est quand ils sont capables de prendre en charge eux-mêmes l'organisation de leur liberté. Au lieu d'appliquer la même règle générale, abstraite et venue d'en haut, il s'agit de rejeter le droit et de discuter, à chaque fois, au cas par cas, des problèmes concrets. Les travailleurs conquièrent ainsi leur liberté à la mesure du dépérissement de l'Etat. Une telle orientation me semble correspondre à la vision de Marx, telle que relevée par Artous: "Le règne de la marchandise comme celui de la forme juridique est finalement pour Marx celui de l'indifférence aux individus singuliers" (Marx, L'Etat et la politique, Thèse, Université de Montpellier, 1996, page 725).

 

Démocratie jusqu'au bout ou abolition de l'exploitation?

 

En conclusion de sa contribution, Artous annonce la parution d'un prochain "Cahier de critique communiste", portant cette fois sur la démocratie économique. Il peut être intéressant d'anticiper cette parution, en abordant à l'avance le thème annoncé. En effet, dans le dernier numéro de « Critique communiste » (été / automne 2003), Artous réagit (dans un  article intitulé « La révolution, c’est la démocratie jusqu’au bout… ») à certains énoncés de l’ouvrage d’Olivier Besancenot, « Révolution ! 100 mots pour changer le monde ». Dans les quelques lignes qui suivent je voudrais à mon tour réagir à certains des énoncés d’Artous portant sur la question de l’appropriation collective des moyens de production.

 

« Les inégalités sociales générées par le capitalisme, nous dit Artous, rendent, à bien des égards, formelle la proclamation de l’égalité citoyenne ; et il n’y a pas de démocratie si une infime minorité, le patronat, contrôle l’économie ». Suit la conclusion : « C’est donc au nom de la démocratie qu’il faut reformuler la perspective classique du mouvement ouvrier : l’appropriation collective des moyens de production » (page 45). Est-ce bien le cas ? Nous pouvons parfaitement répondre positivement à la question, mais non sans avoir au préalable rappelé que telle n’est pas la justification habituelle de l’objectif. Dans la tradition du mouvement ouvrier, la revendication de l’appropriation collective des moyens de production a pour base la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le travailleur salarié est contraint de vendre sa force de travail à l’entrepreneur capitaliste, nous dit la doctrine, parce qu’il est séparé des moyens de production. Cette vente ouvre la voie à l’extraction de la plus-value, donc à l’exploitation. En finir avec l’exploitation, c’est supprimer cette séparation. Un retour en arrière (sous la forme de l’artisanat) étant exclu, reste l’appropriation collective des moyens de production. A l’évidence, l’angle d’attaque n’est pas le même et on ne peut changer de terrain sans justifier le glissement.

 

Le même reproche peut être fait à Besancenot, dans le sillage duquel Artous se situe. « Une démocratie totale et sans limite, dit Besancenot dans l’ouvrage cité, signifie que la démocratie ne s’arrête pas là où commence la propriété privée (…). Une démocratie absolue s’attaquerait au contrôle sans partage du patronat sur l’économie (…). La démocratie, c’est aussi l’appropriation publique et sociale des principales activités économiques, pour mieux les contrôler et les maîtriser » (page 144). Nous n’avons pas ici, pas plus que dans le reste du livre, de justification de l’appropriation collective par l’exigence de « l’expropriation des expropriateurs ». D’ailleurs, l’exploitation est à peine évoquée. Elle est énoncée page 225, décortiquée en une phrase page 226 («  une des deux (classes) s’approprie le travail de l’autre »). Quand elle est dénoncée, c’est moins sous l’angle de la production (de l’extraction de la plus-value) que sous celui de la répartition des richesses une fois produites. D’un côté, nous dit-on, « les détenteurs des moyens de production (…) s’approprient tout. De l’autre, l’immense majorité de la société (…) est exclue du partage des richesses » (page 226).

 

Nous nous trouvons ainsi, il faut le souligner, sur le même terrain que le mouvement altermondialiste, qui, au-delà de la multiplicité de ses formes d’organisation et des buts qu’il se fixe, insiste sur deux thèmes (celui de la démocratie tous azimuts et celui de la justice sociale) mais fait l’impasse sur celui de l’exploitation. De façon significative, ce mouvement ne traite de la production que sous l’angle de ses retombées externes (environnement, etc) ou sous celui de ses excès internes (travail des enfants, etc). Le premier axe appelle à plus de contrôle démocratique, le second à plus de justice sociale. Les raisons d’un tel contournement ne sont pas mystérieuses, et Artous les relève : la conjoncture politique et, surtout, le bilan du « socialisme réel ». Mais qui dit explication ne dit pas justification et un débat de fond doit s’instaurer sur un sujet dont l’importance n’échappe à personne.

 

Dans son livre, Besancenot nous donne sa réponse : autogestion. Dans l’entreprise autogérée, la propriété cesse, en principe, d’être privée par rapport aux travailleurs associés. Mais elle le demeure par rapport aux autres travailleurs, même si ceux-ci se sont associés de leur côté. Contrairement à ce que dit Besancenot, l’autogestion généralisée n’implique donc pas de rompre avec la propriété privée des moyens de production (page 231). Au fond, la propriété privée est celle dont les autres sont privés, ce que dit excellemment le même Besancenot quand il affirme : « la propriété privée des uns correspond à une confiscation et une dépossession des autres » (page 228). Cela veut dire qu’il y a propriété privée tant qu’il n’y a pas appropriation sociale, c’est-à-dire une capacité effective des travailleurs à maîtriser directement et collectivement l’ensemble des moyens de production de la société. Or, une telle maîtrise n’est qu’un objectif lointain, à supposer qu’on y parvienne un jour. Nous n’aurons donc affaire, après la révolution, qu’à diverses formes et divers degrés de propriété privée. Et les entreprises nationalisées, dira-t-on ? Et le secteur public ? Les entreprises ou administrations en question demeureront privées dans toute la mesure où elles ne feront pas réellement l’objet d’une appropriation (et d’un contrôle) de l’ensemble des travailleurs regroupés en une (ou des) entités politiques. La participation à leur gestion de consommateurs ou d’usagers est un palliatif (positif) mais qui ne suffit pas à résoudre le problème.

 

Dans le numéro de « Critique communiste » déjà cité, Artous nous dit : « Si l’on remet en cause la propriété privée des grands moyens de production, il existe deux grandes formes possibles de propriété : soit une appropriation publique, soit l’organisation en coopérative qui est une forme privative d’appropriation, même si elle est collective » (page 46). Sur les coopératives, Artous a entièrement raison, mais le contenu qu’il donne à « l’appropriation publique » demeure mystérieux. S’agit-il de la forme enfin trouvée de l’appropriation sociale, et dans ce cas de laquelle ? ou simplement d’une propriété étatique, ce qui nous ferait retomber dans le cadre déjà dessiné ? On attend des éclaircissements.

 

Ceci étant dit, le passage du capitalisme actuel à l’autogestion généralisée représenterait évidemment un formidable bond en avant. Nous ferions ainsi reculer la sphère de l’exploitation (à condition que le pouvoir effectif au sein de l’entreprise autogérée ne soit pas confisqué par les cadres, ingénieurs ou par le petit groupe des membres fondateurs…). Mais nous ne ferions pas nécessairement reculer d'autant la sphère de la valeur, car, comme dit Marx dans Le Capital : "des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres", ce qui sera le cas des produits que s’échangeront les centres autogérés. Il est vrai (dixit Besancenot) que les entreprises devraient être gérées « conformément aux grandes orientations du plan, c’est-à-dire en fonction de productions anticipées de biens, de richesses et de services. Ces objectifs seraient établis par l’ensemble des citoyens organisés de la base au sommet » (page 231). Mais, dans toute la mesure où le plan déterminera les objectifs et les moyens de l’entreprise, celle-ci cessera d’être autogérée. Dans toute la mesure, au contraire, où le plan ne fixera que « les grandes orientations », l’entreprise demeurera propriété privée, entrant en rapport avec les autres entreprises sur une base marchande.

 

On voit que la forme de propriété ne dit pas tout. Aujourd’hui même, une coopérative, plongée dans l’environnement que nous connaissons, sera inévitablement guidée par la « mise en valeur de la valeur », c’est-à-dire par le rapport de production capitaliste. Qui nous dit qu’il n’en sera pas de même pour les entreprises autogérées du futur socialiste ? On est alors amené à se demander si l’essentiel de l’affaire pour ce futur socialiste réside bien dans l’abolition de la propriété privée des moyens de production. Ne serait-ce pas plutôt dans le fait de savoir par quoi est gouvernée l’entreprise : par la « mise en valeur de la valeur », c’est-à-dire par le capital, même si on a décrété sa disparition ? ou par l’objectif de satisfaire des besoins sociaux collectivement déterminés ? Abolition de la propriété privée ou rapport de production dominant : les deux comptent évidemment, mais selon que l’accent sera mis sur l’un ou sur l’autre, nous dessinons un horizon socialiste très différent. Si nous nous situons sur le deuxième plan, la réflexion devra porter de façon prioritaire sur les formes d’organisation du pouvoir politique, sur une démocratie qui assure la plus large participation des travailleurs à tous les niveaux, de façon à s’assurer que s’imposent dans l’entreprise les choix sociaux généraux. Tel semble bien être l’angle d’attaque de Besancenot quand il nous dit : « la question de la propriété est étroitement liée à celle de la démocratie politique : qui décide ? » (page 228). Etant entendu que, par « qui décide ? », il faut comprendre moins des individus déterminés (les travailleurs) qu’un rapport de production déterminé.

 

Dans ces conditions, la question des formes de propriété n’est plus au tout premier plan (alors que Crémieux déclare dans "Marxisme et démocratie, page 77": l'enjeu central de la lutte révolutionnaire est d'abolir la propriété privée des moyens de production"). Bien sûr, nous nous battons pour l’autogestion par les travailleurs et le moment de la rupture révolutionnaire est toujours décisif. Mais l’existence en nombre significatif de formes classiques de la propriété privée, y compris capitalistes, n’est plus nécessairement un obstacle infranchissable. La question centrale devient : qui (ou plutôt quoi) gouverne l’entreprise. Deux points ici sont importants. Le premier est celui des empiètements sur la propriété privée : il faut que le droit de propriété soit subordonné à d’autres droits (social, environnemental, etc), au lieu que ce soit l’inverse. Le second est de distinguer entre droit de propriété et pouvoirs : le pouvoir effectif dans l’entreprise sera partagé, avec les salariés, les consommateurs, etc. Le tout avec l’idée que le choix politique démocratique doit primer.

 

Nous en venons ainsi, non pas à occulter ou contourner le problème de l’exploitation, mais bien à le déplacer, à le transférer sur le terrain de l’exercice du pouvoir politique par les travailleurs. Dans "Marxisme et démocratie", Artous déclare, page 20: "Il s'agit de remettre en cause la séparation des producteurs d'avec les moyens de production et celle de l'Etat d'avec la société civile" : des deux réunifications à opérer, nous privilégions la seconde pour mieux réaliser la première. Nous retrouvons par le même mouvement la justification de l’appropriation publique des moyens de production au nom d’une véritable démocratie, mais de façon différente de celle argumentée par Artous. Dans la citation présentée plus haut, nous voyons cet auteur dénoncer la propriété privée parce qu’elle est celle d’une infime minorité face à la grande majorité, qui en est dépossédée. Mais la malfaisance de la propriété privée n’est pas une question de nombre : qu’une entreprise soit la propriété de très nombreux individus ne la rend pas plus acceptable à nos yeux. D’ailleurs, cela fait bien longtemps que la forme dominante de la propriété privée est collective : c’est le cas de la société par actions. La création de ces sociétés a représenté un véritable bouleversement de la machine capitaliste, très clairement analysé en son temps par Engels comme étant une tentative de surmonter provisoirement la contradiction entre le caractère de plus en plus social de la production et le caractère étriqué de la propriété privée individuelle. Le premier caractère exige de plus en plus de capitaux, pour rassembler sous un même commandement moyens de production et forces de travail en nombre grandissant ; le second s’oppose à ce mouvement, parce qu'il se meut dans le cadre étroit de l'entreprise familiale.

 

Nous devons dénoncer la propriété privée des moyens de production non parce qu’une minorité dirige les entreprises (alors que l’immense majorité en est dépossédée) mais parce que les lois du capital les gouvernent. La prédominance de la démocratie n’est pas un problème de nombre mais une option collectivement débattue qui doit s’imposer aux entreprises parce qu’elles font partie de la cité et qu’au bout du compte, il faut que la cité l’emporte.

 

                                                                                                       Isaac Johsua


 

[1] Antoine Artous, François Sabado, Léon Crémieux, Catherine Samary, Henri Maler, Marxisme et démocratie, Les Cahiers de critique communiste, Syllepse, 2003, 7 euros.